Nous nous arrêtâmes devant le remblai du chemin de fer. Au loin, on voyait s'approcher un long train de marchandises. Souvent, un convoi essoufflé s'immobilisait à cet endroit, en barrant, pour un bref moment, notre sentier. Cet obstacle, commandé sans doute par quelque aiguillage ou un sémaphore, nous amusait. Les wagons se dressaient en un mur gigantesque, couvert de poussière. Une épaisse vague de chaleur venait de leurs parois exposées au soleil. Et de loin, le chuintement de la locomotive rompait seul le silence de la steppe. Chaque fois, j'étais tenté de ne pas attendre le départ et de traverser la voie en glissant sous le wagon. Charlotte me retenait en disant avoir justement entendu le sifflet. Parfois, quand notre attente devenait vraiment trop longue, nous grimpions sur le palier ouvert qu'avaient à cette époque les wagons de marchandises, et nous ressortions de l'autre côté de la voie. Ces quelques secondes étaient remplies d'une agitation joyeuse: et si le train partait et nous emmenait dans une direction inconnue, fabuleuse?
Cette fois, nous ne pouvions pas attendre. Mouillés comme nous l'étions, il nous fallait rentrer avant la tombée de la nuit. Je grimpai le premier, je tendis la main à Charlotte qui monta sur le marchepied. C'est à ce moment que le train s'ébranla. Nous traversâmes le palier en courant. Moi, j'aurais pu encore sauter. Mais pas Charlotte… Nous restâmes devant l'embrasure qui s'emplissait d'un souffle de plus en plus vif. Le tracé de notre sentier se perdit dans l'immensité de la steppe.
Non, nous n'étions pas inquiets. Nous savions qu'une gare ou une autre allait arrêter la course de notre train. Il me semblait même que Charlotte était, d'une certaine façon, contente de notre aventure imprévue. Elle regardait la plaine ravivée par l'orage. Ses cheveux, ondoyant dans le vent, se répandaient sur son visage. Elle les rejetait de temps en temps d'un geste rapide. Malgré le soleil, une petite pluie fine se mettait parfois à tomber. Charlotte me souriait à travers ce voile scintillant.
Ce qui se produisit soudain sur ce palier tanguant au milieu de la steppe ressembla à l'émerveillement d'un enfant qui, après une longue observation vaine, découvre dans les lignes savamment embrouillées d'un dessin un personnage ou un objet camouflés. Il le voit, les arabesques du dessin acquièrent un sens nouveau, une vie nouvelle…
Il en était de même pour mon regard intérieur. Tout à coup, je vis! Ou plutôt je ressentis par tout mon être le lien lumineux qui unissait cet instant plein de miroitements irisés à d'autres instants dans lesquels j'avais séjourné autrefois: ce soir lointain, avec Charlotte, le cri mélancolique de la Koukouchka, puis ce matin parisien enveloppé, dans mon imagination, d'une brume ensoleillée, ce moment nocturne sur le radeau avec ma première amoureuse quand le grand paquebot avait surplombé nos corps enlacés, et les veillées de mon enfance vécues, semblait-il, déjà dans une autre vie… Liés ainsi, ces instants formaient un univers singulier, avec son propre rythme, son air et son soleil particuliers. Une autre planète presque. Une planète où la mort de cette femme aux grands yeux gris devenait inconcevable. Où le corps féminin s'ouvrait sur une enfilade d'instants rêvés. Où ma «langue d'étonnement» serait compréhensible aux autres.
Cette planète était le même monde qui se déployait dans la course de notre wagon. Oui, cette même gare où le train s'immobilisa enfin. Ce même quai désert, lavé par l'averse. Ces mêmes rares passants avec leurs soucis quotidiens. Ce même monde, mais vu autrement.
En aidant Charlotte à descendre, j'essayai de déterminer cet «autrement». Oui, pour voir cette autre planète, il fallait se comporter d'une façon singulière. Mais comment?
– Viens, nous allons manger quelque chose, me dit ma grand-mère, en me tirant de mes réflexions, et elle se dirigea vers le restaurant situé dans l'une des ailes de la gare.
La salle était vide, les tables – sans couverts. Nous nous installâmes près de la fenêtre ouverte qui laissait voir une place bordée d'arbres. Sur les façades des immeubles on voyait de longues bandes de calicot rouge avec leurs habituels slogans à la gloire du Parti, de la Patrie, de la Paix… Un serveur vint à nous et, d'une voix maussade, nous annonça que l'orage les avait privés d'électricité et que par conséquent le restaurant fermait. Je voulus déjà me lever, mais Charlotte insista avec une politesse appuyée qui, par ses formules démodées, et que je savais empruntées au français, impressionnait toujours les Russes. L'homme hésita une seconde, puis s'en alla, l'air visiblement déconcerté.
Il nous apporta un plat étonnant dans sa simplicité: une assiette avec une douzaine de rondelles de saucisson, un grand concombre à la saumure coupé en fines lamelles. Mais surtout, il posa devant nous une bouteille de vin. Jamais je n'avais dîné de la sorte. Le serveur lui-même dut percer le côté insolite de notre couple et l'étrangeté de ce repas froid. Il sourit et bredouilla quelques remarques sur le temps comme pour s'excuser de l'accueil qu'il venait de nous faire.
Nous restions seuls dans la salle. Le vent qui entrait par la fenêtre sentait le feuillage mouillé. Le ciel s'étageait en nuages gris et violets éclairés par le soleil couchant. De temps en temps les roues d'une voiture crissaient sur l'asphalte humide. Chaque gorgée de vin donnait à ces sons et ces couleurs une nouvelle densité: la lourdeur fraîche des arbres, les vitres brillantes lavées par la pluie, le rouge des slogans sur les façades, le crissement humide des roues, ce ciel encore tumultueux. Je sentais que, peu à peu, ce que nous vivions dans cette salle vide se détachait du moment présent, de cette gare, de cette ville inconnue, de sa vie quotidienne…
Feuillages lourds, longues taches rouges sur les façades, asphalte humide, crissement des pneus, ciel gris-violet. Je me tournai vers Charlotte. Elle n'y était plus…
Et ce n'est plus ce restaurant de la gare perdue au milieu de la steppe. Mais un café parisien – et derrière la vitre, un soir de printemps. Le ciel gris et violet encore orageux, le crissement des voitures sur l'asphalte humide, l'exubérance fraîche des marronniers, le rouge des stores du restaurant de l'autre côté de la place. Et moi, vingt ans après, moi, qui viens de reconnaître cette gamme de couleurs et de revivre le vertige de l'instant retrouvé. Une jeune femme, en face de moi, entretient, avec une grâce très française, une conversation sur rien. Je regarde son visage souriant, et de temps en temps je rythme ses paroles d'un hochement de tête. Cette femme m'est très proche. J'aime sa voix, sa manière de penser. Je connais l'harmonie de son corps… «Et si je pouvais lui parler de cet instant d'il y a vingt ans, au milieu de la steppe, dans cette gare vide?» me dis-je et je sais que je ne le ferai pas.
Dans cette lointaine soirée d'il y a vingt ans, Charlotte se lève déjà, ajuste ses cheveux en se regardant dans le reflet de la fenêtre ouverte, et nous partons. Et sur mes lèvres, avec l'agréable aigreur du vin, s'efface cette parole jamais osée: «Si elle est si belle encore, malgré ces cheveux blancs et tant d'années vécues, c'est parce qu'à travers ses yeux, son visage, son corps transparaissent tous ces instants de lumière et de beauté…»
Charlotte sort de la gare. Je la suis, ivre de ma révélation indicible. Et la nuit se répand sur la steppe. La nuit qui dure déjà depuis vingt ans dans la Saranza de mon enfance.
Je revis Charlotte dix ans après, pendant quelques heures, en allant à l'étranger. J'arrivai très tard le soir, et je devais repartir tôt le matin pour Moscou. C'était une nuit glacée de la fin d'automne. Elle rassembla pour Charlotte les souvenirs inquiets de tous les départs de sa vie, de toutes les nuits d'adieux… Nous ne dormîmes pas. Elle alla préparer le thé et moi, je me promenais à travers son appartement qui me paraissait étrangement petit et très touchant par la fidélité des objets familiers.