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Andreï Makine

Le testament français

Pour Marianne Véron et Herbert Lottman

Pour Laura et Thierry de Montalembert

Pour Jean-Christophe

«[…] c'est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d'autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable […]»

MARCEL PROUST.

Le temps retrouvé

«Le Sibérien demandera-t-il au ciel des oliviers, ou le Provençal du klukwa?»

JOSEPH DE MAISTRE.

Les Soirées de Saint-Pétersbourg

«Je questionnai l'écrivain russe sur sa méthode de travail et m'étonnai qu'il ne fît pas lui-même ses traductions, car il parlait un français très pur, avec un soupçon de lenteur, à cause de la subtilité de son esprit.

Il m'avoua que l'Académie et son dictionnaire le gelaient.»

ALPHONSE DAUDET.

Trente ans à Paris

I

1

Encore enfant, je devinais que ce sourire très singulier représentait pour chaque femme une étrange petite victoire. Oui, une éphémère revanche sur les espoirs déçus, sur la grossièreté des hommes, sur la rareté des choses belles et vraies dans ce monde. Si j'avais su le dire, à l'époque, j'aurais appelé cette façon de sourire «féminité»… Mais ma langue était alors trop concrète. Je me contentais d'examiner, dans nos albums de photos, les visages féminins et de retrouver ce reflet de beauté sur certains d'entre eux.

Car ces femmes savaient que pour être belles, il fallait, quelques secondes avant que le flash ne les aveugle, prononcer ces mystérieuses syllabes françaises dont peu connaissaient le sens: «pe-tite-pomme…» Comme par enchantement, la bouche, au lieu de s'étirer dans une béatitude enjouée ou de se crisper dans un rictus anxieux, formait ce gracieux arrondi. Le visage tout entier en demeurait transfiguré. Les sourcils s'arquaient légèrement, l'ovale des joues s'allongeait. On disait «petite pomme», et l'ombre d'une douceur lointaine et rêveuse voilait le regard, affinait les traits, laissait planer sur le cliché la lumière tamisée des jours anciens.

Une telle magie photographique avait conquis la confiance des femmes les plus diverses. Cette parente moscovite, par exemple, sur l'unique cliché de couleur de nos albums. Mariée à un diplomate, elle parlait sans desserrer les dents et soupirait d'ennui avant même de vous avoir écouté. Mais sur la photo, je distinguais tout de suite l'effet de la «petite pomme».

Je remarquais son halo sur le visage de cette provinciale terne, quelque tante anonyme et dont on n'évoquait le nom que pour parler des femmes restées sans mari après l'hécatombe masculine de la dernière guerre. Même Glacha, la paysanne de la famille, arborait sur de rares photos qui nous restaient d'elle ce sourire miraculeux. Il y avait enfin tout un essaim de jeunes cousines qui gonflaient les lèvres en essayant de retenir pendant quelques interminables secondes de pose ce fuyant sortilège français. En murmurant leur «petite pomme», elles croyaient encore que la vie à venir serait tissée uniquement de ces instants de grâce…

Ce défilé de regards et de visages était traversé, de loin en loin, par celui d'une femme aux traits réguliers et fins, aux grands yeux gris. D'abord jeune, dans les albums les plus anciens, son sourire s'imprégnait du charme secret de la «petite pomme». Puis, avec l'âge, dans les albums de plus en plus neufs et proches de notre temps, cette expression s'estompait, se nuançant d'un voile de mélancolie et de simplicité.

C'était cette femme, cette Française égarée dans l'immensité neigeuse de la Russie qui avait appris aux autres le mot qui rendait belle. Ma grand-mère du côté maternel… Elle était née en France, au début du siècle, dans la famille de Norbert et d'Albertine Lemonnier. Le mystère de la «petite pomme» fut probablement la toute première légende qui enchanta notre enfance. Et aussi l'une des premières paroles de cette langue que ma mère appelait en plaisantant – «ta langue grand-maternelle».

Un jour, je tombai sur une photo que je n'aurais pas dû voir… Je passais mes vacances chez ma grand-mère, dans cette ville aux abords de la steppe russe où elle avait échoué après la guerre. C'était à l'approche d'un crépuscule d'été chaud et lent qui inondait les pièces d'une lumière mauve. Cet éclairage un peu irréel se posait sur les photos que j'examinais devant une fenêtre ouverte. Ces clichés étaient les plus anciens de nos albums. Leurs images franchissaient le cap immémorial de la révolution de 1917, ressuscitaient le temps des Tsars, et qui plus est, perçaient le rideau de fer très solide à cette époque, m'emportant tantôt sur le parvis d'une cathédrale gothique, tantôt dans les allées d'un jardin dont la végétation me laissait perplexe par sa géométrie infaillible. Je plongeais dans la préhistoire de notre famille…

Soudain, cette photo!

Je la vis quand, par pure curiosité, j'ouvris une grande enveloppe glissée entre la dernière page et la couverture. C'était cet inévitable lot des clichés qu'on ne croit pas dignes de figurer sur le carton rêche des feuilles, des paysages qu'on ne parvient plus à identifier, des visages sans relief d'affection ou de souvenirs. Un lot dont on se dit chaque fois qu'il faudrait, un jour, le trier pour décider du sort de toutes ces âmes en peine…

C'est au milieu de ces gens inconnus et de ces paysages tombés dans l'oubli que je la vis. Une jeune femme dont l'habit jurait étrangement avec l'élégance des personnages qui se profilaient sur d'autres photos. Elle portait une grosse veste ouatée d'un gris sale, une chapka d'homme aux oreillettes rabattues. Elle posait en serrant contre sa poitrine un bébé emmitouflé dans une couverture de laine.

«Comment a-t-elle pu se faufiler, me demandais-je avec stupeur, parmi ces hommes en frac et ces femmes en toilette du soir?» Et puis autour d'elle, sur d'autres clichés, ces avenues majestueuses, ces colonnades, ces vues méditerranéennes. Sa présence était anachronique, déplacée, inexplicable. Dans ce passé familial, elle avait l'air d'une intruse avec son accoutrement que seules affichaient de nos jours les femmes qui, en hiver, déblayaient les amas de neige sur les routes…

Je n'avais pas entendu ma grand-mère entrer. Elle posa sa main sur mon épaule. Je sursautai, puis en montrant la photo, je lui demandai:

– Qui c'est, cette femme?

Un bref éclair d'affolement passa dans les yeux immanquablement calmes de ma grand-mère. D'une voix presque nonchalante, elle répondit par une question:

– Quelle femme?

Nous nous tûmes tous les deux en tendant l'oreille. Un frôlement bizarre remplissait la pièce. Ma grand-mère se retourna et s'écria avec joie, me sembla-t-iclass="underline"

– Une tête-de-mort! Regarde, une tête-de-mort!

Je vis un grand papillon brun, un sphinx crépusculaire qui vibrait, s'efforçant de pénétrer dans la profondeur trompeuse du miroir. Je me précipitai sur lui, la main tendue, en pressentant déjà sous la paume le chatouillement de ses ailes veloutées… C'est là que je me rendis compte de la taille inhabituelle de ce papillon. Je m'approchai et je ne pus retenir un cri:

– Mais ils sont deux! Ce sont des siamois!

En effet, les deux papillons semblaient attachés l'un à l'autre. Et leurs corps étaient animés de palpitations fébriles. À ma surprise, ce double sphinx ne me prêtait aucune attention et n'essayait pas de se sauver. Avant de l'attraper, j'eus le temps d'apercevoir les taches blanches sur son dos, la fameuse tête de mort.

Nous ne reparlâmes pas de la femme en veste ouatée… Je suivis du regard le vol du sphinx relâché – dans le ciel, il se divisa en deux papillons et je compris, comme peut le comprendre un enfant de dix ans, le pourquoi de cette union. Le désarroi de ma grand-mère me paraissait maintenant logique.

La capture des sphinx accouplés ramena à mon esprit deux souvenirs très anciens et les plus mystérieux de mon enfance. Le premier, remontant à mes huit ans, se résumait à quelques paroles d'une vieille chanson que ma grand-mère murmurait plutôt qu'elle ne la chantait, parfois, assise sur son balcon, la tête inclinée vers un vêtement dont elle reprisait le col ou consolidait les boutons. C'étaient les tout derniers vers de sa chanson qui me plongeaient dans le ravissement:

Et là nous dormirions jusqu'à la fin du monde.

Ce sommeil des deux amoureux qui durerait si longtemps dépassait ma compréhension enfantine. Je savais déjà que les gens qui mouraient (comme cette vieille voisine dont on m'avait si bien expliqué la disparition, en hiver) s'endormaient pour toujours. Comme les amants de la chanson? L'amour et la mort avaient alors formé un étrange alliage dans ma jeune tête. Et la beauté mélancolique de la mélodie ne faisait qu'augmenter ce trouble. L'amour, la mort, la beauté… Et ce ciel du soir, ce vent, cette odeur de la steppe que, grâce à la chanson, je percevais comme si ma vie venait de commencer à cet instant-là.

Le second souvenir ne pouvait pas être daté, tant il était lointain. Il n'y avait même pas de «moi» bien précis dans sa nébulosité. Juste la sensation intense de lumière, la senteur épicée des herbes et ces lignes argentées traversant la densité bleue de l'air – bien des années plus tard j'identifierais en elles les fils de la Vierge. Insaisissable et confus, ce reflet me serait pourtant cher, car je réussirais à me convaincre qu'il s'agissait là d'une réminiscence prénatale. Oui, d'un écho que mon ascendance française m'envoyait. C'est que dans un récit de ma grand-mère je retrouverais tous les éléments de ce souvenir: le soleil automnal de son voyage en Provence, l'odeur des champs de lavande et même ces fils de la Vierge ondoyant dans l'air parfumé. Je n'oserais jamais lui parler de ma prescience enfantine.