Mécaniquement, j’ai fait un pas en avant. Puis, je me suis dit : où vais-je ? Cela m’est revenu, mais pas tout de suite et au prix d’un effort. Et soudain, j’ai compris ce qui manquait. Mon cœur était étrangement vide et léger. Je me « la » représentais tout entière, des vibrations de sa voix jusqu’au tremblement de ses cils, je la voyais en pensée qui m’attendait au détour de l’allée, mais je ne savais plus ce qu’elle était pour moi : étrangère ; inutile, comme les autres. Oui, après s’être refermée, la fissure noire avait tout restitué, ou presque : arrachée du cœur, projetée dans la nuit avec les soleils et les terres, elle n’avait pas trouvé le chemin du retour ; le soleil était dans le ciel, comme avant, la terre était sur son orbite, comme avant, mais ça, n’était plus là : englouti par la fissure.
J’ai été pris d’une étrange faiblesse : oreilles bourdonnantes, jambes flageolantes ; je me suis assis sur le banc le plus proche. Machinalement, j’ai sorti ma montre : une heure vingt-sept.
Il restait trois minutes jusqu’au rendez-vous. Surmontant ma faiblesse, je me suis levé et je suis reparti comme un automate en direction des grilles du parc. Mon « moi » était comme inhabité : marchant entre les rangées d’immeubles, je m’arrêtais mécaniquement devant les vitrines bariolées, où j’examinais des objets que je trouvais parfaitement inutiles et inintéressants ; je formais des mots avec les immenses lettres des affiches, sans les comprendre. J’ai passé un assez long moment devant les petits caractères d’une vieille annonce poussiéreuse et défraîchie ; je lisais, j’oubliais sur-le-champ ce que je venais de lire et je recommençais. Mon regard s’est posé par hasard sur une enseigne d’horloger ; après un coup d’œil sur ses aiguilles immobiles, comme bloquées par les chiffres, j’ai voulu passer mon chemin, mais elles ont retenu mon attention ; j’ai fait un effort pour en arracher les yeux et, tout à coup, j’ai réalisé que l’horloge peinte montrait une heure vingt-sept – mon heure.
Et depuis lors, les cadrans me tourmentent. Auparavant, pour oublier, je marchais à pas rapides dans les rues bruyantes. J’ai essayé de reprendre cette habitude, mais rien à faire ; dès que je mettais le pied sur le trottoir, j’étais assailli par des cadrans, des dizaines de cadrans morts ; et presque tous indiquaient une heure vingt-sept. J’ai tenté de ne pas les regarder, mais les aiguilles noires dans leurs cercles bleu, noir, ou or, tendaient leurs pointes vers l’œil, et les maudits disques blancs surgissaient brusquement et me heurtaient le regard avec leur combinaison de chiffres toujours identique. Et je fuyais la rue derrière les murs et la porte de ma chambre. Mais là encore, même en songe, je ne pouvais oublier : de nuit en nuit, je rêvais de rues mortes, désertes. Volets fermés. Feux éteints. Trottoir vide ; et je suis seul à marcher de carrefour en carrefour, et des centaines, des milliers de disques blancs couvrent les murs, et sur chaque disque, toujours les mêmes chiffres ; et entre ces mêmes chiffres, formant toujours le même angle, des aiguilles penchées à droite ; et au bout – partout, partout – une heure vingt-sept – une heure, vingt-sept minutes – une heure et vingt-sept minutes.
À l’époque, je ne savais pas encore, et j’ai d’ailleurs mis longtemps à comprendre, ce qui guidait la main des peintres exécutant les enseignes des horlogeries.
Selon la théorie des probabilités, si on prend toutes les combinaisons possibles des aiguilles, grande et petite, seul un cadran sur sept cent vingt devrait indiquer une heure vingt-sept. Pourtant, comme vous l’avez certainement remarqué, dans sept cas sur dix…
— Oui, l’interrompis-je vivement, et j’aurais voulu savoir comment vous l’expliquez.
Mais mon interlocuteur ne répondit pas ; il restait assis, la tête encore plus profondément enfoncée dans les épaules, l’air plongé dans ses souvenirs.
Un vent léger, annonçant l’aube, fit osciller les ombres des arbres puis les remit à leur place, à nos pieds. Lövenix sortit de son absence :
— Oui, tout cela est resté là-bas, derrière. Peu après, mon laboratoire petit, étriqué, avec tout son pauvre attirail et ses ouvrages savants, s’est lui aussi éloigné. J’ai dit adieu aux plafonds et j’ai appris à ma pensée à n’accepter d’autre toit que le ciel. Le problème se posait ainsi : de même que l’océan a ses marées, l’existence a les siennes. Il y a deux façons d’être : « soi » et « soit ». Le « moi » se reconnaît comme « soi ». Et perçoit le « non-moi » comme une sorte de « soit ».
Dites-moi, avez-vous déjà vécu, ne serait-ce qu’une seule fois, ces trois moments contigus ? Le premier : « soi et soit ». Le deuxième : « soi ». Un point c’est tout. Le troisième : « soit en soi ». C’est confus ? J’explique : après que le monde m’eut été enlevé, une fois et puis une autre, par une faille existentielle qui, tout à coup, s’est ouverte en un abîme engloutissant la terre et le soleil, j’ai commencé à douter du monde, et je ne crois plus ni en la solidité des ellipses orbitales parcourues par ses planètes, ni en l’éternité de ses soleils. C’est vrai, ces chutes dans la nuit sont rares, et rares aussi sont ceux qui les connaissent, mais la faille susceptible d’engendrer un cataclysme ne se ferme jamais tout à fait ; à chaque instant, elle menace de s’écarter, de s’ouvrir en une béance abyssale où s’engouffre le monde ; je ne suis pas le seul à être scindé par cette fissure. N’êtes-vous pas vous aussi déchiré ainsi ? Heine n’a-t-il pas écrit : « Mon cœur est déchiré par la grande faille du monde. »
Il était poète et ne savait pas que c’était beaucoup plus qu’une métaphore. Et si jamais…
Lövenix s’interrompit soudain à mi-mot et d’un geste brusque tendit le bras.
— Regardez.
Absorbé dans son récit, je n’avais pas remarqué : la nuit s’était retirée. L’aube naissait, fissure étroite et rouge entre la terre et le ciel. Elle s’élargissait, tout doucement. Les étoiles rentraient leurs rayons. Et déjà la nuit, cherchant des refuges sous les toits et les voûtes, se déchirait en lambeaux d’ombre. Les objets réapparaissaient : d’abord les contours, puis les couleurs.
— Je dois partir.
Mon interlocuteur se tourna vers moi. Je pus enfin l’examiner : le visage de Gotfrid Lövenix, légèrement gonflé, entaillé d’une bouche au trait franc, était comme affilé et diaphane, et seul le feu de ses yeux fixes, mais brûlants, révélait une vie indestructible. J’eus l’impression d’avoir déjà vu ce visage et ce regard : une gravure ancienne dans un livre, une existence envolée depuis longtemps.