Étouffant un cri sous son poing qu’il mordit, Gilles la reconnut avec horreur : c’était Judith !
1. La Sainte-Barbe était la réserve de poudre et de munitions d’un navire de guerre.
2. Le supplice réservé aux régicides était l’écartèlement.
3. La loge maçonnique dont le duc de Chartres était le grand maître.
4. Les gardes du corps se divisaient en quatre compagnies : écossaise, anglaise, bourguignonne et flamande.
5. Étoffe de soie brochée originaire de l’Inde.
CHAPITRE VII
PLAIDOYER POUR UNE RÉGICIDE…
La grande stupéfaction de l’amateur d’héroïnes belles et tragiques, l’aimable jeune homme avec lequel il avait lié connaissance eut, dès le passage de la voiture, un comportement des plus étranges. Dégringolant du pilier sur lequel il s’était hissé, il courut rejoindre son cheval, laissé un peu plus bas à cause de la foule, sauta dessus en voltige et disparut comme un météore dans le nuage de poussière qui n’avait pas encore eu le temps de retomber.
— Dommage ! soupira-t-il en haussant les épaules. Ce garçon me plaisait. J’aurais aimé l’étudier davantage… Je me demande qui il est…
S’il avait pu, à cette minute même, poser la question à l’intéressé, il est probable que celui-ci eût été incapable d’y répondre. Le cœur fou, l’esprit en déroute, il n’avait plus qu’une seule idée claire : rejoindre ce carrosse, en arracher celle qu’il aimait, cette malheureuse enfant que Monsieur venait de sacrifier froidement à ses appétits de règne en exploitant, avec quelle abominable lâcheté ! sa folle jalousie envers la reine. Car si l’infernale machine de mort avait éclaté, l’hécatombe qu’elle aurait causée en faisait une victime de plus. Jamais la petite barque n’aurait pu s’écarter assez vite pour mettre la jeune incendiaire à l’abri. De toute façon, Judith devait mourir… ce qui était évidemment une excellente façon de l’empêcher de parler.
— Si je n’arrive pas à la sauver, je le tuerai, je le tuerai de mes mains, ce misérable prince ! Je l’étranglerai.
La colère l’étouffait, d’autant plus sauvage qu’elle se doublait d’un remords car il imaginait Judith désespérée, insensible peut-être à force de chagrin, se préparant froidement à cette action insensée dans laquelle Satan seul pouvait savoir quelle diabolique préparation l’avait précipitée. Et lui, pendant ce temps…
Des genoux et des talons, il précipitait le galop de son cheval sans trop savoir ce qu’il allait faire, obnubilé par la caisse rouge de cette voiture qui roulait devant lui et sur laquelle, peu à peu, il gagnait… Qu’une douzaine de gendarmes galopât autour ne le troublait pas. Il allait, seul, attaquer cette forteresse, se battre, tuer ces hommes qui avaient osé mettre leurs pattes sales sur sa délicate Judith, la charger de cordes comme un gibier de potence… de cette potence où, sans doute, après un jugement hâtif, ils la traîneraient ensuite.
Tout en chevauchant, il avait tiré l’un après l’autre ses pistolets pour en vérifier la charge. Il ne vit pas l’un des gardes de la voiture se retourner, tirer une arme de ses fontes et faire feu… Avec un hennissement de douleur, son cheval s’abattit et Gilles, vidant les étriers, se retrouva l’instant d’après couché sur le talus qui bordait la route, la tête à deux doigts du tronc d’un des platanes qui jalonnaient le chemin.
Le tapis de feuilles mortes qui ouatait le talus ayant amorti la chute, il se releva presque aussitôt… Là-bas, au bout du tunnel formé par les arbres, la voiture rouge et les cavaliers bleus disparaissaient, avalés par la poussière et par la distance. Hors d’atteinte !
Des larmes de rage aux yeux, Tournemine essuya à sa manche sa figure souillée de terre et alla rejoindre son cheval abattu en plein milieu de la route. L’animal était mort : une balle l’avait frappé juste entre les deux yeux avec une habileté qui tenait du prodige. Ramené brutalement à la réalité par sa chute, Gilles, comme si un mécanisme secret venait de jouer en lui, retrouva d’un seul coup tout son sang-froid, et se mit à réfléchir en considérant le grand cadavre brun étendu à ses pieds.
Depuis la seconde où, dans un bruit qui lui avait paru le fracas même du tonnerre, le profil pâle de Judith lui était apparu, il n’avait plus rien vu d’autre, sinon la caisse rouge de la voiture qui l’emmenait. Quels étaient donc les soldats que l’on avait envoyés pour l’emmener ? Il n’avait fait attention ni à leurs uniformes, ni à leurs armes… Et surtout, quels étaient ces hommes qui, sans être attaqués, tiraient à vue sur un cavalier coupable seulement de galoper derrière eux, un homme seul ? L’arme qui avait abattu son cheval à cette distance, ce ne pouvait être un pistolet. Plutôt un fusil, ou mieux pour la précision du tir, une carabine…
Remettant à plus tard la solution du problème, il en revint à celui qui le hantait toujours : rejoindre la voiture et, au moins, apprendre où elle allait… Mais comment faire à présent, seul et à pied ?…
Il regarda autour de lui, reconnut la route qui, passant à travers les bois de Sainte-Assise, longeait le haut du coteau en direction de Nandy. Un peu plus loin ce devait être l’embranchement dont une tige allait sur Savigny-le-Temple mais, surtout, Seine-Port était tout proche… Seine-Port où, à l’auberge, Tim devait l’attendre comme il le lui avait demandé. Tim ! Cette force de la nature, le meilleur tireur sans doute de l’Ancien et du Nouveau Monde ! Avec lui, même la prise de la Bastille ne serait pas une entreprise impossible.
Récupérant ses armes et son chapeau qui avait roulé dans le fossé, Gilles se mit à courir pour rejoindre au plus tôt cet indispensable élément du salut de Judith. Une demi-heure plus tard, à peu près hors d’haleine, il tombait comme la foudre sur Tim Thocker qui dormait du sommeil du juste, étendu de tout son long sur le lit de Gilles à l’auberge de l’Ormeteau :
— Allons ! Réveille-toi ! Debout !… Vite ! Nous partons. J’ai besoin de toi… Mais réveille-toi donc, bon sang ! s’écria-t-il en le secouant si vigoureusement que Tim ouvrit un œil et lui sourit.
— Oh ! C’est toi !…
— Oui, c’est moi ! Je t’en prie, lève-toi vite ! il faut que nous partions tout de suite !
Le jeune Américain, qui avait peut-être arrosé un peu trop copieusement son repas, ne comprit pas grand-chose aux explications quelque peu embrouillées de son ami mais il venait de dire qu’il avait besoin de lui et cela suffisait. Tandis que Gilles bouclait ses sacoches et allait régler l’aubergiste, il se plongeait la tête dans un seau d’eau froide puis, encore tout trempé, se déclarait prêt à reprendre la route.
Comme il n’y avait plus qu’un cheval pour deux, on le chargea simplement des bagages et l’on alla prendre le bac pour traverser la Seine, car la seule chance pour Gilles de trouver une nouvelle monture était le maître de poste de Saint-Fargeau où, en effet, il put se remonter avec un soulagement intense.