À tout hasard il fit aussi un saut jusqu’à une certaine petite maison, nichée dans les bois de Satory et où plus d’une fois il avait retrouvé Mme de Balbi. Mais, comme la maison des bords de Seine, comme l’hôtel de Paris, celle-là était également déserte et vide. Il n’y avait aucun doute à garder : Anne avait bien quitté Paris. Restait à savoir si cette absence serait longue.
Alors, comme un chien perdu qui cherche son maître, Gilles était allé errer plusieurs fois, au risque de se faire remarquer, autour du Luxembourg, du château de Grosbois aussi dont il savait par expérience qu’il appartenait à Monsieur et qu’il n’était pas difficile d’y cacher quelqu’un, interrogeant quand il le pouvait un domestique, ou un jardinier. Les réponses étaient toujours les mêmes : il n’y avait personne ; le prince et sa maisonnée se trouvaient à Brunoy… ce Brunoy dont on avait exigé sa parole qu’il ne s’approcherait pas et qui l’attirait cependant comme l’aimant attire la limaille de fer. Il lui apparaissait comme une forteresse inexpugnable détentrice de tous les secrets ressorts qui commandaient sa propre vie. Bientôt, il n’y tint plus.
En dépit de l’ordre royal il n’avait pu s’empêcher de retourner à Seine-Port pour y refaire la route suivie par la berline rouge et son escorte armée, questionnant les maisons de postes, les aubergistes, tous ceux qui avaient pu remarquer l’attelage et les soldats. Quelques pièces de monnaie l’aidèrent à délier les langues et il put reconstituer assez exactement le trajet. Il s’arrêtait, en effet, à Brunoy où un paysan qui rentrait tard après avoir recherché sa vache égarée lui affirma avoir vu la voiture rouge et ses gardes franchir les limites du parc et se diriger vers les deux châteaux, le grand et le petit, qui étaient tous deux la propriété du frère du roi.
Alors il avait fait le tour de ce parc, constatant seulement avec rage que Monsieur était sans doute le prince le mieux gardé d’Europe. Des bruits de bottes résonnaient un peu partout le long du grand mur d’enceinte hérissé de tessons de bouteilles et, lorsque l’on trouvait un endroit susceptible d’être escaladé, on découvrait aussitôt, du sommet, les pointes des baïonnettes errant régulièrement au rythme de la marche des factionnaires.
— Faudrait canon ou gros bataillon pour entrer là-dedans, commenta Pongo. Roi lui-même pas si bien gardé.
— Je suis de ton avis. Le prince ne doit pas jouir d’une grande popularité auprès de ses paysans et des gens de la région pour protéger sa maison de la sorte…
C’était le moins que l’on pût dire. Quelques questions habiles jointes à un peu d’argent renseignèrent Tournemine : non seulement les gens de Brunoy n’aimaient pas Monsieur mais encore ils le détestaient carrément. Cela tenait surtout à la manière dont le prince était entré en possession de cette terre, au mois d’août 1774. Brunoy appartenait alors au jeune marquis de Brunoy, Armand Paris de Montmartel, fils du célèbre financier, et qui adorait d’un même cœur son domaine et ceux qui le peuplaient.
— Je ne suis pas seigneur, avait-il coutume de dire, je suis un croquant déguisé en seigneur, le petit-fils d’un aubergiste de village. Nous sommes tous frères.
Ce curieux maître qui avait la passion du jardinage couvrit de ses bienfaits ses jardiniers avec lesquels il maniait souvent la bêche ou le râteau mais les étendit aussi à tous ses paysans avec lesquels il buvait volontiers le coup et qu’il invitait à sa table. Ceux-ci n’étaient guère troublés alors par l’élégance de leur maître car Armand-Louis, dédaignant les artifices vestimentaires, ne changeait jamais de chemise, se contentant de la brûler quand elle était raide de crasse. En revanche il aimait que son monde fût bien vêtu. Ainsi, les jardiniers reçurent de superbes habits galonnés d’or fin et il dota la compagnie d’arquebusiers du village d’une tenue verte et or d’une si grande élégance que le comte d’Artois s’en inspira pour habiller ses gardes. Le château lui aussi fut superbement orné, agrandi, et embelli… dans le seul but d’y accueillir tous les miséreux et les vagabonds des environs.
Une fois mis sur le chapitre de leur ancien et bien-aimé maître, les gens de Brunoy n’en finissaient plus de s’attendrir et de regretter. Bien sûr, Armand-Louis n’avait peut-être pas la tête bien solide, bien sûr il faisait des choses un peu bizarres comme le deuil insensé ordonné pour la mort de son père où les vaches même avaient été peintes en noir… mais il était bon comme du bon pain, généreux comme un roi qui serait généreux et jamais, tant qu’il avait été là, personne n’avait souffert misère, faim ou froid sur ses terres. Monsieur, lui, s’était contenté pour l’obliger à lui vendre ce domaine qu’il convoitait depuis longtemps, de faire pression sur une famille déjà suffisamment inquiète de voir la fortune d’Armand-Louis passer en grande partie dans les poches des croquants.
Il avait obtenu des Paris de tout poil que le jeune marquis fût interdit et que le domaine lui fût vendu. Et comme le spolié appelait tout le pays à la révolte, comme cette révolte était déjà en marche, on avait tout simplement arrêté le « pauvre fou » qu’on avait d’abord interné au prieuré d’Elmont, près de Saint-Germain-en-Laye avant de l’envoyer mourir à l’abbaye de Villers-Bocage, en Normandie.
— Avec le prince les choses sont bien différentes, dit à Gilles le bourrelier Maréchal qui avait longtemps occupé le poste incongru mais rentable de « secrétaire de M. le marquis ». Il nous met à la ration congrue sous prétexte qu’on a assez touché comme ça et il nous surveille comme si on était tous fous. L’ose quand même pas nous faire tous enfermer mais c’est pas l’envie qui lui en manque…
L’amertume régnait sans doute au village, mais aussi la peur car le chevalier ne put obtenir sur la berline rouge d’autre renseignement que ce qu’il savait déjà : elle était entrée dans le parc. Un point, c’est tout. Il ne sut même pas si elle en était ressortie. Tout ce qu’il réussit à se faire dire encore, ce fut « qu’il s’en passait de drôles au château où ne venait guère Madame mais où venaient beaucoup, en revanche, de danseuses, de chanteuses et de femmes de mauvaise vie en général pour animer les orgies secrètes dont Monsieur, en parfait impuissant, avait grand besoin pour pimenter quelque peu ses nuits quand il ne les passait pas à dévorer des livres ou à taquiner sa muse ».
Quant à obtenir l’indication d’un moyen permettant d’entrer dans la place, il n’y fallait même pas songer. S’il y en avait un, personne ne se risquerait à le lui indiquer. Seul un long séjour sur place permettant une observation quotidienne et attentive des habitudes du château permettrait peut-être de le découvrir ; encore n’était-ce pas absolument certain.
Après réflexion, Gilles et Pongo en vinrent à l’unique conclusion possible : seule Mme de Balbi pouvait servir de fil conducteur dans ce sombre labyrinthe et il fallait la retrouver coûte que coûte… Et le chevalier songeait déjà à la rejoindre sur les bords de la Dordogne, au domaine paternel quand, pour lui changer les idées, Pierre-Augustin vint l’inviter à assister dans sa loge, à la douzième représentation de son Mariage de Figaro en assurant qu’il était temps pour lui d’affronter, sous son masque, la bonne société parisienne…
Une société qui valait bien celle de Versailles pour l’élégance et le faste. Les jolies femmes y étaient même beaucoup plus nombreuses car, à la Cour, en dehors du petit groupe de la reine qui s’entendait à choisir des visages agréables, on ne voyait plus guère que les titulaires des grandes charges dont les épouses n’étaient pas toujours de la première jeunesse tandis que les salles de spectacles parisiennes faisaient se coudoyer joyeusement la noblesse de robe, la haute bourgeoisie, les salons littéraires ou politiques, les beaux esprits, les artistes, les étrangers de qualité et le monde scintillant, froufroutant, parfumé et sensuel des courtisanes de haut vol et des gloires de la scène, ce qui était souvent la même chose.