Durant l’entracte qui vida le parterre et remplit les petits salons qui prolongeaient chaque loge, Gilles, laissant Thérèse bavarder avec Tim, examina à son tour cette salle qui l’avait si fort dévisagé avant le lever du rideau, constatant qu’il pouvait déjà mettre des noms sur bien des visages, peut-être parce qu’ils se rapprochaient d’autres qui lui étaient familiers. Ainsi en voyant Lauzun baiser plus longuement qu’il n’était naturel la main d’une très jolie femme blonde dont la carnation éclatante et les yeux couleur de mer s’entendaient à merveille avec le velours vert amande qui la vêtait, il devina en elle la marquise de Coigny, maîtresse de son ancien compagnon d’armes, celle que Marie-Antoinette, qui ne l’aimait pas, surnommait amèrement « la reine de Paris ». Elle était si belle que le voisinage de sa très jeune nièce, l’adorable Aimée de Franquetot qui allait prochainement épouser le duc de Fleury, ne lui portait aucune ombre… Quant à cette charmante créature à laquelle La Fayette parlait tout bas à l’abri de l’éventail déployé et qui ressemblait à une rose dans ses satins couleur d’aurore, ce ne pouvait être que la belle Mme de Simiane…
Il vit aussi de vieilles connaissances : le duc de Chartres dont on disait qu’il serait bientôt duc d’Orléans car le gros Louis-Philippe se mourait, auprès duquel il reconnut sa belle Provençale, la charmante Aglaé d’Hunolstein4 dont il avait été l’hôte durant des semaines et qui l’avait arraché à la mort. Elle aussi l’avait regardé tout à l’heure et, s’il avait pu lire sur son visage un intérêt certain, il n’y avait vu, en revanche, aucun signe de surprise ou de reconnaissance. Pourtant, Aglaé n’avait pas caché jadis le « penchant » qu’elle avait pour lui… Mais il valait infiniment mieux qu’il en soit ainsi…
Dans la loge voisine, il reconnut Fersen en grande conversation avec le nouvel ambassadeur de Suède, le jeune baron de Staël, beau garçon qui semblait traîner après lui toutes les glaces de son pays mais dont le mariage prochain, avec la richissime héritière de l’ancien contrôleur des Finances exilé Necker, défrayait les chroniques. D’autres têtes encore, d’autres visages laids ou séduisants, célèbres ou anonymes attiraient un instant son attention…
— À quoi pensez-vous ? murmura à son oreille la voix affectueuse de Thérèse. Vous voilà bien songeur… Cette première sortie semble pourtant se passer à merveille.
— C’est justement ce qui me rend songeur. Un nouveau visage ouvre bien des possibilités… Et je vais peut-être trouver intéressant ce Paris qu’au fond je ne connais pas.
— Vous avez pourtant beaucoup d’amis ici… même s’ils ne vous ont pas reconnu ?
— Quelques-uns mais il y en a beaucoup plus que je ne connais pas. Tenez, prenez cette grande loge, presque en face de celle du duc de Chartres. Il semble qu’il y ait beaucoup de monde autour de ce grave personnage. Vêtu de façon à la fois austère et somptueuse. Eh bien, je ne le connais pas…
— Vous avez pourtant bien failli le connaître, fit Beaumarchais qui venait d’entrer et qui avait entendu ce que venait de dire le chevalier. C’est le président d’Aligre, premier président au Parlement. C’est lui qui doit présider le tribunal extraordinaire formé de la Grand-Chambre et de la Tournelle réunies qui seront chargées de juger l’affaire du Collier. Et tenez, ce long bonhomme qui se penche pour lui parler et qui a l’air d’un aimable imbécile, c’est le procureur Joly de Fleury… De là vient que ces messieurs soient si entourés : ce sont les héros du jour. Mais nous parlerons plus tard ; voilà l’orchestre qui vient reprendre ses places. Le troisième acte va commencer…
Quelques instants plus tard, le rideau se relevait sur le comte Almaviva et son courrier Pedrille… mais Gilles n’entendit rien de ce qu’ils se disaient et ne s’aperçut même pas de leur présence en scène car, au moment précis où Molé, qui jouait le comte, ouvrait la bouche, les portes d’une des meilleures loges, la seule qui fût encore vide, venaient de s’ouvrir et, précédée d’un valet portant un chandelier dont les flammes arrachèrent des éclairs à la fabuleuse parure de diamants et de saphirs qu’elle portait, une femme entra, toute vêtue de velours bleu sombre avec des étoiles de diamants dans ses cheveux blonds et se tint un instant debout sur le devant de la loge pour examiner la salle avec ce superbe dédain des grandes dames qui sont chez elles partout…
Quand elle s’assit, son immense robe sembla remplir toute la loge, cependant qu’un frisson de joie glissait le long du dos de Gilles. Le Ciel, ce soir, lui faisait un beau cadeau, puisque cette femme c’était celle dont il avait tellement besoin, c’était Anne de Balbi.
L’entrée de la favorite de Monsieur n’était pas, tant s’en faut, passée inaperçue. Thérèse, qui ne savait rien de ses relations avec Gilles, l’avait constaté avec une inquiétude grandissante.
— Mon Dieu que vient-elle faire ici ce soir ? chuchota-t-elle. C’est l’âme damnée de Monsieur. Elle a le plus méchant esprit qui soit et les yeux les plus malins, les plus perçants du monde. Et tenez, elle regarde par ici… Elle a pris son face-à-main pour mieux voir. Il n’y a pas une minute qu’elle est là et elle vous a déjà remarqué…
— Qui donc ? fit Gilles tranquillement, Mme de Balbi ? C’est elle qui vous tourmente à ce point, chère Thérèse ?
Au-dessus de la ligne brillante de l’éventail d’ivoire, les yeux de la jeune femme s’effarèrent.
— Vous la connaissez ?… C’est encore pis ! Peut-être devrions-nous partir…
— Pourquoi donc ? D’abord moi, Vaughan, je ne la connais pas. C’est mon double qui a cet honneur… mais j’ai bien l’intention d’aller la saluer et rendre hommage au charme d’une jolie femme.
— Pour le coup vous êtes fou ! Je vous dis que cette femme est le Diable en personne. Ce serait jouer avec le feu.
La main de Gilles se posa, apaisante, sur celle de la jeune femme qui s’était brusquement glacée.
— Allons, chère Thérèse, cessez donc de vous tourmenter de la sorte ! Vous voyez bien qu’aucun de ceux qui me connaissent ici ne m’a reconnu. Pourquoi voulez-vous que cette femme soit plus clairvoyante que d’anciens frères d’armes ?… Et puis, voyez-vous, j’ai justement besoin de m’assurer une aide puissante et tant mieux si le Diable et Mme de Balbi ne sont qu’un. Je ne pourrais pas trouver mieux…
Il se tut car, autour d’eux, des « chut ! » énergiques se faisaient entendre. Le comte après avoir monologué un moment venait d’être rejoint par Figaro, que jouait le beau Dazincourt et personne ne voulait perdre une miette du dialogue. Gilles s’installa plus commodément sur sa chaise pour laisser aux acteurs tout le temps d’accaparer l’attention des spectateurs.
Un léger ronflement, aussi doux qu’un soupir, fusa derrière lui et lui arracha un sourire : toujours aussi hermétiquement fermé à la prose étincelante de Pierre-Augustin, Tim venait de se rendormir…
Sans attendre plus longtemps, Gilles se leva. C’était le moment.
Avec un sourire rassurant à l’adresse de Thérèse qui levait sur lui un regard chargé d’angoisse, il sortit sans bruit de la loge, compta les portes qui la séparaient de celle de la comtesse et, quand il l’eut atteinte, ouvrit doucement le battant et vit Anne qui lui tournait le dos. Accoudée au rebord de velours rouge, la tête légèrement penchée, elle écoutait la grande scène opposant Figaro au comte. Mais son attention était peut-être un peu flottante car le léger grincement de la porte suffit à la faire retourner.