Выбрать главу

Sous son carcan de pierreries, la gorge délicate de la jeune femme laissa échapper un sanglot et, dans le miroir, Gilles vit des larmes perler à ses cils. Ému, il emprisonna doucement entre ses mains ses épaules rondes.

— Tu l’aimais ? demanda-t-il contre son oreille.

— Je crois que je l’ai aimé un temps. J’avais quinze ans quand je l’ai épousé, il en avait vingt-quatre. Il était colonel de Bourbon-Infanterie et il était très beau dans son uniforme. Je crois… oui… je crois que je l’ai aimé… peut-être parce que je n’en connaissais pas d’autres. Et puis, nous sommes allés chacun vers son destin. Je ne l’intéressais guère, je crois. D’autres hommes sont venus… et puis Monsieur…

Il y eut un silence, très court : Anne de Balbi n’était pas de celles qui laissent longtemps peser sur elle l’emprise des souvenirs quels qu’ils puissent être. Elle redressa soudain la tête, s’écarta de Gilles et alla jusqu’à une petite console dorée sur laquelle étaient disposés des verres, des gâteaux et un flacon de vin d’Espagne. Elle s’en versa un verre qu’elle avala d’un trait…

— Tu en veux ?

— Non, merci…

Il hésitait, à présent, à entamer l’interrogatoire qu’il avait préparé. Habitué à voir, en cette jeune femme, un être pervers, sensuel, égoïste et passablement dépravé, il s’étonnait de découvrir, sous cette ravissante carapace, quelque chose qui ressemblait à une souffrance. C’était la seconde fois qu’elle lui laissait sentir qu’elle pouvait être humaine, autant que n’importe quelle autre femme, autant que Judith dont, en dépit des apparences, elle était à peine l’aînée. Elle aurait pu, peut-être, être heureuse : riche, belle, jeune, de grande famille, mariée à un homme dont elle disait elle-même qu’elle l’avait aimé. Qu’est-ce donc qui était venu jeter le sable mortel dans les rouages d’or de cette existence… sinon l’homme qui, dans l’ombre, s’essayait à pourrir un royaume ? Était-il donc écrit que derrière tous les drames, toutes les détresses il retrouverait toujours le comte de Provence ?

La voix d’Anne le tira de son amère méditation.

— À présent, dit-elle de son ton habituel, si tu me disais ces choses graves dont tu désirais parler. Nous voilà en plein roman conjugal et je pense que nous allons y rester. C’est de ta femme, n’est-ce pas, que tu voulais me parler ?

— Comment l’as-tu deviné ?

Elle eut un mouvement d’épaules désenchanté et lui sourit, d’un curieux sourire triste qu’il ne lui connaissait pas.

— Pour que tu me cherches avec cette insistance, il fallait que tu sois en peine d’elle une fois encore. Je me trompe ?

— Non, je la cherche et…

— Laisse-moi parler, car je ne veux plus qu’il y ait d’ambiguïtés entre nous, plus jamais ! Et, en repassant par Brunoy, après t’avoir quitté, j’ai appris ce qui s’était passé à Sainte-Assise, j’ai appris… qui avait été chargé de l’attentat. Je me suis doutée alors que, tôt ou tard, tu m’en demanderais compte, sans que je puisse, hélas ! te le reprocher. Mais, vois-tu, c’est la raison profonde pour laquelle j’ai tenu à commencer notre conversation… comme nous venons de le faire. Non, non, ne dis rien encore…, ajouta-t-elle en posant vivement sa main sur les lèvres du jeune homme, tu es venu me demander de parler, je parlerai donc autant que j’en aurai envie. T’appartenir ici, sur l’heure, avant même que tu aies pu ouvrir la bouche, c’était pour moi comme un défi à la fois à moi-même et à toi. Il fallait que je me prouve que je gardais quelque puissance sur toi et que je te prouve, à toi, que nos deux corps pouvaient, toujours et en n’importe quelle circonstance, se retrouver d’accord. À présent, j’ai à te dire ceci : sur le salut de mon âme, je te jure que j’ignorais tout de cette partie du complot, j’ignorais tout du rôle que ta Judith devait jouer et je te supplie de croire que, l’eussé-je appris, j’aurais tout fait pour empêcher cela. Tout, tu entends ?… même lui apprendre que tu étais vivant ! Vois-tu, je croyais bien connaître Louis-Xavier mais je m’aperçois qu’il s’en faut de beaucoup que j’aie pu le sonder jusqu’au fond de son insondable perfidie. Selon le zodiaque, il est Scorpion, et scorpion de la pire espèce, celle de la boue, des visqueuses ténèbres des profondeurs inconnues d’un monde dont l’Enfer est la lumière… mais je ne l’aurais tout de même pas cru capable de sacrifier froidement une innocente…

— Moi, je le crois capable de tout et de pis encore ! coupa Gilles, impatienté. Au surplus, que tu l’aies su ou non ne m’importe plus. Ce qui compte, à présent, c’est ce que tu sais de la suite. Qu’as-tu vu à Brunoy ? Qu’est devenue Judith ? Vit-elle encore ou ce démon l’a-t-il supprimée ?

Les yeux sombres d’Anne reflétèrent une sincère surprise.

— Pourquoi l’aurait-il supprimée ?

— Cela coule de source : pour l’empêcher de parler…

— À qui ? Si cela était, Monsieur ne se serait pas donné tant de mal pour la faire enlever et la soustraire à la justice. Il suffisait de la faire abattre sur place… car crois-moi il y avait à Sainte-Assise du monde à lui. Mais, voyant le coup manqué, il a préféré la récupérer pour une circonstance meilleure. Avec sa haine et son désespoir, elle vaut son pesant de poudre à canon, ta Judith ! Elle fait songer à ces jeunes fanatiques, bourrés de haschisch, que le Vieux de la Montagne envoyait, jadis, jusqu’aux limites du monde connu pour y frapper ceux que son obscure justice avait condamnés. Elle est, pour la reine au moins, un danger permanent…

— Alors, elle vit ?

— Elle vit.

— Tu l’as vue ?

— Je l’ai vue quand on l’a ramenée. Ceux qui l’avaient arrêtée l’avaient un peu malmenée mais elle était toujours aussi droite, aussi froide, aussi insensible en apparence. En arrivant au château elle est montée droit dans sa chambre, sans voir personne, sans dire un seul mot, sans même paraître entendre ceux qui lui parlaient. Monsieur, alors, a ordonné qu’on la laisse reposer un moment.

— Elle est toujours là-bas ?

— À Brunoy ? Tu n’y penses pas ? La garder au château, si bien défendu qu’il soit, représenterait tout de même un trop grand risque. Tu as bien su retracer l’itinéraire de sa voiture, n’est-ce pas ? D’autres pouvaient le faire aussi et rien ne dit que Monsieur ne recevra pas, de la part de son royal frère, une visite domiciliaire, d’autant que la Montesson a fait remettre le fameux filet au lieutenant de police, avec mission d’en rechercher l’expéditeur… Non, le soir même, elle a quitté le domaine, dans une voiture discrète et bien fermée. Le comte de Modène l’accompagnait pour la conduire en lieu sûr.

— Ce charlatan…

— Eh oui, ce charlatan ! Même si cela ne te fait pas plaisir à entendre, tu dois savoir qu’il a, sur elle, une grande influence… très semblable à celle qu’avait naguère Cagliostro. Ta chère Judith montre décidément un goût prononcé pour les sorciers…

— Où l’a-t-il emmenée ? Le sais-tu ?

— Là où personne, hormis Madame quand son époux le lui ordonnera, ne pourra aller la chercher, ni même la voir : dans le couvent le mieux gardé de France : au carmel de Saint-Denis.