Cette sortie, elle la marqua d’ailleurs d’un cri de colère en constatant que les huissiers étaient en train d’apporter un fauteuil destiné de toute évidence au cardinal alors qu’elle-même, une Valois, avait été contrainte à l’infâme Sellette.
— Cette femme est condamnée d’avance ! remarqua Beaumarchais avec un haussement d’épaules. Je ne vois pas ce qui pourrait la sauver et je pense que, dans ses « recommandations » à la Cour, le procureur demandera sa tête.
— Sans doute. Mais je ne sais si ce sera une bonne idée. Il s’en trouvera toujours, parmi ceux qui haïssent la reine, pour faire d’elle une victime et une martyre ! Ah, voici le cardinal.
Rohan venait, en effet, d’être introduit. Vêtu d’une longue robe violette, couleur qui était de deuil pour les cardinaux, il portait une petite calotte rouge, des bas de même couleur et un petit manteau de drap violet doublé de satin rouge. Sur sa poitrine une belle croix épiscopale au bout d’une chaîne d’or et la moire bleue du Saint-Esprit. Il était pâle avec les traits tirés car il venait d’être assez sérieusement malade mais il n’avait rien perdu de son charme et gagna le cœur du public en refusant, par deux fois, de s’asseoir, n’acceptant qu’à la troisième invitation quand ses forces commencèrent à lui manquer.
D’une voix douce et calme, il répondit aux questions avec précision et humilité, avouant avec franchise les faux pas que lui avaient fait faire sa bonne foi et sa crédulité.
— J’ai été complètement aveuglé, déclara-t-il tristement, par le désir immense que j’avais de regagner les bonnes grâces de la reine…
Ce fut du meilleur effet. Son interrogatoire achevé, le cardinal-prince salua les magistrats qui se levèrent d’un seul mouvement pour lui rendre son salut et se retira au milieu d’un silence qui n’était pas celui de la condamnation mais celui du respect pour le malheur.
— Si la reine a demandé sa tête, elle aura du mal à l’obtenir ! commenta Beaumarchais. Pourtant la lèse-majesté réclame une sanction sévère…
L’intervention suivante détendit l’atmosphère. Il s’agissait d’entendre la jeune Oliva mais celle-ci, qui venait de donner le jour à un enfant, était occupée à lui donner le sein et elle priait humblement la Cour de vouloir bien patienter. Ce que celle-ci fit avec la meilleure grâce du monde. Aussi l’apparition de la jeune femme, vêtue simplement d’une robe claire avec un petit bonnet rond d’où s’échappaient ses magnifiques cheveux châtain clair, eut-elle le plus grand succès. Elle pleurait, on la sentait troublée au dernier degré et, en vérité, elle était charmante. Pourtant Gilles la regarda avec horreur : la maison de cette femme, qui osait ressembler à la reine, avait été pour lui le piège mortel où l’attendaient les spadassins de Monsieur, aux ordres du comte d’Antraigues, son ennemi5. Mais Beaumarchais, lui, était passionnément intéressé.
— C’est qu’elle lui ressemble vraiment ! fit-il trépignant presque d’enthousiasme. Et quelle ravissante créature ! Si elle s’en tire indemne, j’aimerais fort la rencontrer.
— Vous êtes fou ? Cette femme est infiniment plus dangereuse que ses larmes et ses grands yeux naïfs ne le laissent imaginer.
— Tant pis ! Que ne ferait-on pas pour l’illusion de tenir un instant la reine de France entre ses bras ! Vrai Dieu ! J’en rêve depuis des années.
— Eh bien, je vous conseille vivement de rêver à autre chose ! grogna Gilles, choqué. Tenez, voilà Cagliostro ! Celui-là s’y entend en matière de rêves…
Une rancune oubliée vibrait dans la voix du jeune homme. À voir paraître soudain, à quelques pas de lui, cet homme dont il connaissait si bien les étranges pouvoirs, cet homme dont il savait que ses sortilèges avaient asservi trop longtemps l’esprit fragile de Judith, cet homme, enfin, dont les yeux fouillaient les cœurs, il sentait se réveiller en lui les vieilles colères de l’homme aux pouvoirs limités en face de celui qui en possède d’extraordinaires. Il n’avait jamais aimé ce Cagliostro en qui sa piété profonde voyait un suppôt de Satan en dépit du bien indéniable qu’il semait continuellement sur son passage. Qu’il fùt impliqué à tort dans ce procès où il n’avait rien à faire et où, seule, la haine de Mme de La Motte l’avait entraîné, ne changeait rien à ces sentiments même si Gilles savait bien qu’ils étaient injustes.
Le sorcier de la rue Saint-Claude n’inspirait d’ailleurs aucunement la pitié. Son entrée fut une réussite théâtrale. Vêtu d’un superbe habit de taffetas vert brodé d’or, coiffé bizarrement en petites tresses qui lui tombaient sur les épaules, il dégageait une extraordinaire atmosphère d’irréalité qui imprégna instantanément la salle.
— Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? demanda le président d’Aligre.
Les magnifiques yeux noirs, insondables et étincelants du mage se posèrent, ironiques et calmes, sur l’homme en robe rouge.
— Je suis un noble voyageur, dit-il. Il m’est arrivé de voyager sous différents noms. Je me suis appelé successivement le comte Harat, le comte de Fénix, le marquis d’Anna mais le nom sous lequel je suis le plus généralement connu en Europe est celui de comte de Cagliostro. Sachez que j’ai toujours eu du plaisir à ne point satisfaire là-dessus la curiosité du public malgré tout ce qu’on a dit de moi lorsque l’on a débité que j’étais l’homme de 1 400 ans, le Juif errant, l’Antéchrist, le Philosophe inconnu, enfin toutes les horreurs que la malice des méchants pouvait inventer. Mais si, depuis mon séjour en France, j’ai offensé une seule personne, qu’elle se lève et rende témoignage contre moi…
Cessant, à cet instant, de regarder le président, Cagliostro se tourna et, lentement laissa son regard planer sur le cercle de visages qui l’environnait. Et soudain, ce regard s’arrêta, accrocha celui de Gilles. À l’éclair qui y brilla, le jeune homme comprit qu’il était reconnu et qu’aucun déguisement, si bien fait soit-il, ne pouvait tromper Cagliostro. Il y lut aussi une sorte de défi amusé. Il avait eu à se plaindre de cet homme qui l’avait tenu, si longtemps, écarté de celle qu’il aimait et qui s’en était servi pour manifestations impies. Mais outre qu’il était impossible au pseudo-défunt de se manifester aussi hautement, il découvrait avec étonnement que sa rancune s’effritait, se dissolvait sous l’éclat de ce regard comme une lave dans le cœur d’un volcan. Il eut soudain la certitude que le mage avait agi, presque toujours, avec de bonnes intentions et que, s’il avait un temps suivi les vues du comte de Provence, ce n’était certes pas pour l’aider à s’assurer le trône mais dans un but plus grand et infiniment plus difficile à atteindre et qui était peut-être le bonheur d’un peuple.
Cette idée bizarre lui vint tandis qu’il écoutait le sorcier faire aux juges le récit de sa vie, fabuleux roman qui tenait à la fois du conte de fées, du poème épique et de la Commedia dell’Arte mais où, parfois, apparaissaient des éclairs de vérité étranges et qui jetaient une lumière nouvelle sur le personnage. Quoi qu’il en soit, Cagliostro remporta un beau succès, clôturant l’audition des accusés par une théâtrale apothéose. La parole, à présent, appartenait à la Justice.