Quand le procureur Joly de Fleury se leva pour faire entendre à la Cour ses « recommandations », autrement dit son réquisitoire, une sorte de frisson passa sur la foule. On allait entendre certainement des mots terribles et, derrière la silhouette rouge du magistrat, nombreux étaient ceux qui voyaient déjà s’en dessiner une autre, plus rouge encore : celle du bourreau.
Au milieu de tous ces visages tendus, Gilles en distingua soudain un qui appartenait à un ancien ami du chevalier de Tournemine : Paul de Barras6, le gentilhomme impécunieux, le joueur presque toujours malchanceux dont il s’était attiré, un soir, l’amitié et qui la lui avait prouvée, le même soir lors du guet-apens chez Oliva, était là lui aussi. Mais dans la grande lumière du soleil son visage blême, aux traits tirés, était celui d’un oiseau de nuit brutalement jeté dans un jour cruel et Tournemine sentit la pitié se glisser dans son cœur en se souvenant des liens presque affectueux qui liaient Barras à Jeanne de La Motte. Peut-être avait-il été son amant une nuit ou deux mais, surtout, il avait souhaité, un moment, épouser la sœur de la belle comtesse. Être là, au jour du jugement, cela représentait à tout prendre une preuve de courage d’autant plus grande que l’homme semblait fort mal en point. Il avait l’air malade et ses habits râpés suaient la misère. Le nouveau duc d’Orléans, dont Barras avait été un temps le commensal, avait dû se détourner de lui quand le procès de son amie La Motte avait commencé…
Gilles se promit, l’audience achevée, de le rejoindre afin d’essayer de lui apporter le secours dont il semblait avoir le plus grand besoin puis se disposa à écouter le procureur.
La chaleur ne cessait d’augmenter. La salle était bondée et le poids du jour commençait à se faire sentir. Au-dehors, le soleil montait dans un ciel pur de tout nuage et la foule, sachant bien que le verdict n’interviendrait qu’en fin de journée, se dispersait un peu, cherchant l’ombre. Les marchands de limonade allaient faire de bonnes affaires.
Dans la salle, les éventails avaient fait leur apparition mais leur rythme lui-même semblait ralenti, précautionneux comme si l’on craignait de troubler, si peu que ce soit, l’auguste silence tandis que le vieux procureur, un peu nerveux, essuyait ses mains déjà moites à un mouchoir qu’il fourra ensuite dans l’une de ses larges manches. Lui aussi avait chaud…
Après avoir laissé planer un regard impérieux sur la foule, il décacheta calmement le pli contenant le texte de ses recommandations à la Cour et commença à le lire.
La première était presque de routine et ne souleva guère d’émotion : il s’agissait de biffer, sur le faux contrat de vente du collier, les mots « Approuvé » répété six fois et la signature « Marie-Antoinette de France ». Elle fut donc adoptée à l’unanimité par les soixante-deux juges présents.
La deuxième visait le faussaire.
— Que Marc-Antoine Reteau de Villette soit condamné à être pour la vie banni du royaume de France et ses biens confisqués au profit du roi…
Il y eut un léger murmure. Pierre-Augustin et Gilles se regardèrent. Le visage du chevalier s’empourpra.
— L’exil ? Le bannissement pour un coquin qui méritait la corde ? Par le Dieu tout-puissant…
— Chut !… souffla Beaumarchais. Songez à qui vous êtes ! Mais j’avoue que c’est inquiétant. Ou bien la reine est moins blanche qu’elle ne veut bien le dire ou bien le Parlement passe outre les ordres du roi et cela risque d’être grave.
Bouillant de colère impuissante, Tournemine dut écouter le vote oral des juges : la recommandation était acceptée à l’unanimité.
— Alors, c’est moi qui ferai justice ! gronda-t-il entre ses dents.
— Vous ferez ce que voudra le roi, intima Pierre-Augustin qui avait entendu. Vous lui appartenez toujours. Voyons la suite.
La troisième recommandation demandait l’acquittement de la belle Oliva en raison de l’insuffisance des preuves. Elle subirait seulement une réprimande. Ce fut le troisième vote à l’unanimité.
La quatrième touchait Cagliostro. Joly de Fleury demandait qu’il soit acquitté sans réprimande et entièrement disculpé. Il eut satisfaction à l’unanimité.
— Je ne vois pas ce que l’on pouvait faire d’autre ! grogna Gilles, en haussant les épaules. Il n’est absolument pour rien dans le vol. Ces gens ont peut-être, après tout, quelque idée de la justice.
La salle commençait à s’ennuyer. Tout cela était un peu terne mais l’intérêt se réveilla bientôt : le procureur en venait aux principaux coupables.
« Que Marc-Antoine de La Motte soit condamné par contumace à être battu et fouetté nu avec des verges ; à être marqué au fer rouge, sur l’épaule droite, des lettres GAL par l’exécuteur public ; à être conduit aux galères où il sera captif à perpétuité au service du roi ; que tous les biens dudit La Motte soient confisqués au profit du roi. En raison de la contumace dudit La Motte cette sentence sera portée sur un écriteau que l’on fixera à un poteau sur la place de Grève. »
— Comme ce misérable doit être à Londres avec les morceaux du collier, il n’aura guère à souffrir de tout cela, fit Gilles. Cela m’étonnerait qu’il vienne réclamer sa part de justice. À moins que les Anglais ne nous le renvoient…
— Jamais de la vie ! Vous n’imaginez pas le nid d’espions, de rebelles, de contumaces et de mécontents français de tout poil que recèle la bonne ville de Londres. Croyez-en ma vieille expérience : cela grouille et nos bons amis anglais se font un plaisir de choyer en sous-main tout ce beau monde. Mais je suppose qu’il va être question, à présent, de notre belle comtesse…
Il y eut néanmoins un temps d’arrêt dans la lecture des recommandations. Jeanne de La Motte risquait sa tête et une sentence de mort allait peut-être être réclamée. Ainsi l’avaient demandé deux des juges partisans du cardinal de Rohan, Saint-Vincent et Du Séjour. Aussi les treize juges appartenant au clergé qui siégeaient au tribunal durent-ils se retirer, leurs fonctions ecclésiastiques interdisant leur participation à un vote pouvant se conclure par la mort. Ils le firent de mauvaise grâce et Beaumarchais eut un petit rire.
— Les Rohan ont bien manœuvré, dit-il. Ces treize calotins sont notoirement hostiles à leur confrère. Il vaut bien mieux pour lui qu’ils ne soient pas là quand viendra son tour.
— Où voyez-vous une manœuvre ? Cette femme va très certainement être condamnée à mort. Son crime est aussi grave que celui de…
— … de la jolie dame de Sainte-Assise ? Ma foi, oui… pourtant, je jurerais bien que cet âne de Joly ne va pas demander sa tête. Si la reine a eu connaissance de l’affaire du bosquet de Vénus, elle ne peut demander la mort car elle est, alors, un peu responsable de la suite de l’histoire ayant elle-même introduit la louve dans sa bergerie…
Il avait raison. Le procureur ne demanda pas la tête de Jeanne. Il demanda :
« Que Jeanne de Valois de Saint-Rémy, comtesse de La Motte, soit condamnée à être fustigée et battue, nue, par l’exécuteur public ; à être marquée au fer rouge sur les deux épaules par la lettre V (voleuse) ; à être emprisonnée à perpétuité dans la maison de correction des femmes, la Salpêtrière ; tous les biens de ladite Jeanne de Valois de Saint-Rémy, comtesse de La Motte seront confisqués au profit du roi… »
Et il eut gain de cause à l’unanimité des quarante-neuf juges demeurant encore en cour. Restait le cardinal de Rohan, autrement dit le plus intéressant.