Au milieu d’un silence de mort, la recommandation le visant fut :
« Que le cardinal-prince de Rohan soit condamné à se présenter à huitaine dans la grande salle du palais de justice pour déclarer publiquement qu’il a été coupable d’un acte d’audace criminelle et d’irrespect envers la personne sacrée des souverains quand il s’est rendu au bosquet de Vénus où il croyait rencontrer Sa Majesté la reine de France ; qu’il a contribué à tromper les négociants vendeurs du joyau en leur laissant croire que la reine était au courant des transactions dont celui-ci était l’objet ; que le cardinal-prince de Rohan soit condamné à exprimer publiquement son repentir et à solliciter publiquement aussi le pardon du roi et de la reine ; qu’il soit condamné à se démettre de toutes ses charges, à verser une contribution spéciale qui ira à des aumônes pour les pauvres, à être banni sa vie durant de toutes les résidences royales et maintenu en prison jusqu’à ce que toutes ces sentences aient été exécutées… »
Il avait à peine laissé tomber le dernier mot que la tempête se déchaînait. Tandis que, d’un même mouvement, les dix-neuf Rohan se levaient comme une immense statue de la protestation drapée de crêpe, l’avocat général Séguier bondissait de son siège pour protester avec la dernière violence. Apparemment, le procureur du roi avait négligé de lui faire approuver ses conclusions ainsi que l’usage lui ordonnait de le faire.
— Ces recommandations sont un déni de justice ! cria Séguier. Prêt à descendre au tombeau vous voulez couvrir vos cendres d’ignominie et la faire partager aux magistrats ? Le cardinal-prince de Rohan est innocent. La Justice veut qu’il soit acquitté.
— Votre colère ne me surprend point, monsieur, répondit l’autre sur un ton au moins aussi aigre. Un homme voué au libertinage comme vous devait nécessairement défendre la cause du cardinal.
— Je vois quelquefois des filles en effet, fit Séguier dans un grand mouvement de franchise. Je laisse même mon carrosse à leur porte. C’est affaire privée. Mais on ne m’a jamais vu vendre bassement mon opinion à la fortune…
Partie de cette façon, la bagarre devint quasi générale. Le président d’Aligre se rangeait du côté du procureur, quoiqu’en demandant qu’il voulût bien atténuer la sévérité de son réquisitoire. D’autres conseillers emboîtaient le pas à l’avocat général. La salle, de son côté, s’en mêlait et des disputes privées ajoutaient encore au tumulte. Finalement, craignant que cela ne se terminât en bataille rangée, le président jugea plus prudent de décréter une suspension d’audience. Au surplus, il était déjà deux heures de l’après-midi et les juges éprouvaient visiblement le désir de se restaurer. Les grandes robes rouges et noires se retirèrent majestueusement dans la salle Saint-Louis où un repas froid leur était servi.
— Que faisons-nous ? dit Pierre-Augustin qui transpirait comme une gargoulette. Allons-nous rester dans cette étuve ? J’avoue que j’ai grande envie, moi aussi, de me mettre quelque chose sous la dent…
— Moi aussi, mais si nous partons, retrouverons-nous nos places ?
— Cela n’a peut-être pas tant d’importance… Le jugement est pratiquement prononcé. Il ne reste plus que le cas du cardinal.
Son hésitation fut de courte durée. Les huissiers commençaient à faire évacuer la salle, la suite des délibérations devant se faire à huis clos. Le prétoire ne serait rouvert au public que pour le prononcé de la sentence.
— Voilà qui classe tout, fit Beaumarchais avec un soupir de satisfaction. Ces messieurs préfèrent laver leur linge sale en famille. On ne peut guère le leur reprocher. Venez, je vous emmène vous refaire une énergie.
— Où cela ?
— Au nouveau « restaurant » qui vient de s’ouvrir au Palais-Royal. Cela s’appelle « Les Frères provençaux » et l’on en dit merveilles…
Mais Gilles n’écoutait qu’à moitié. Tout en se dirigeant vers la sortie, il examinait les visages qui se pressaient autour de lui, cherchant à reconnaître Barras. Son manège n’échappa pas longtemps à Pierre-Augustin qui demanda :
— Vous cherchez quelqu’un ?
— Oui, un homme à qui j’ai des obligations… qui a fait beaucoup pour moi et que j’ai aperçu dans la salle. Il a l’air plutôt mal en point et je voudrais…
— … lui venir en aide, je n’en doute pas. Qui est-ce ?
— Un cousin de l’amiral de Barras, le vicomte…
— Paul de Barras ? Le joueur ?
— Vous le connaissez ?
— Tous les tripots le connaissent et je connais tous les tripots. Attendez ! Je crois que je l’aperçois.
Fonçant à son tour tête en avant, Beaumarchais réussit à faire sauter le bouchon de corps qui encombrait la porte et arrivé dans la grand-salle désigna Barras qui, tête basse, se dirigeait vers la sortie à pas lents. Il semblait accablé.
— Il vaudrait mieux, dit l’écrivain, que vous ne l’abordiez pas vous-même. S’il allait vous reconnaître…
— Cela n’a plus d’importance, mon ami. Quoi qu’il arrive au cardinal, ce qu’il m’avait remis n’a plus de prix pour Monsieur. Et puis, Barras n’est pas de ses amis.
En trois sauts, il eut rejoint son ancien ami.
— Monsieur ! dit-il en prenant tout de même soin de prendre l’accent américain. Puis-je vous parler un instant ?
Le joueur tressaillit et regarda le nouveau venu avec une sorte de crainte. Il était très pâle et son visage aux traits tirés faisait pitié. Gilles comprit qu’il avait en face de lui un homme tenaillé par la peur.
— Que voulez-vous ? dit Barras.
— Vous remettre ceci… de la part d’un ami d’autrefois. Il a cru s’apercevoir que vous pouviez en avoir besoin.
Et, tirant sa bourse de sa poche, il la mit dans la main du jeune homme qui la regarda un instant avec stupeur.
— Un ami ? J’en aurais encore un ?
— Pourquoi n’en auriez-vous plus ? En cherchant bien, on a toujours un ami quelque part… Votre présence ici n’en est-elle pas la preuve ?
Les yeux las de Barras s’efforçèrent de scruter le visage brun cerné d’une courte barbe, cherchant les yeux dans l’ombre des épais sourcils. Dans son regard à lui, la curiosité remplaçait la crainte. Et puis il y avait la bourse, tellement rassurante, sur laquelle ses doigts maigres s’étaient refermés avec avidité.
— Vous savez cela ? fit-il lentement. Alors vous savez aussi qu’il faut que je me cache. Toutes les portes se ferment devant les amis des condamnés… et j’ai fait, jadis, un mauvais choix.
— Ou oubliera vite. Savez-vous où aller ?
Le joueur eut un petit rire triste.
— J’ai un cousin chanoine en Picardie. Je suis, en principe, son secrétaire… il m’abrite mais ne me nourrit guère. Allons, il faut que je m’en aille. Vous direz…
Il s’arrêta, hésita, regarda de nouveau Gilles mais cette fois avec, dans l’œil, une lueur de son ancienne gaieté. Puis, se décidant brusquement, tendit la main.
— Voulez-vous me faire l’honneur ? dit-il presque timidement.
Sans hésiter Gilles serra la main qu’il offrait.
— Merci… mon ami, murmura Barras avec émotion en appuyant intentionnellement sur le dernier mot. Cela non plus je ne l’oublierai pas… pas plus que le geste d’autrefois, rue Neuve-Saint-Gilles. Dieu vous garde !
Et il disparut dans la foule à la manière d’une couleuvre noire se glissant entre deux pierres, suivi par le regard songeur de Gilles, persuadé qu’il l’avait reconnu. Vers quel destin s’en allait-il cet homme intelligent qui usait si mal des dons que la nature lui avait impartis ? Cela pouvait être le meilleur, ou le pire, suivant qu’il parviendrait ou non à s’arracher à sa funeste passion du jeu…