Voyant qu’il était seul à présent, Beaumarchais rejoignit Tournemine.
— Eh bien ? Pouvons-nous aller dîner ?
— Volontiers… si vous voulez bien vous charger de l’addition, fit Gilles en riant. Je n’ai plus un sou en poche…
Vers cinq heures, lorsque la chaleur commença à faiblir, les deux hommes revinrent au palais. Grâce à un joli vin de Provence et à une étonnante purée de morue à la crème et à l’ail qui constituait la spécialité des « Frères provençaux » et que ceux-ci venaient de faire découvrir aux « gens du nord », ils se sentaient d’humeur plus optimiste. Mais cette belle humeur passagère ne résista guère à l’atmosphère lourde, tendue qui régnait à présent autour du palais de nouveau assiégé par une foule presque silencieuse.
— On ne sait toujours rien ? demanda Gilles à un groupe de maçons en blouse poussiéreuse qui avaient visiblement abandonné les travaux du Pont-au-Change. L’un d’eux regarda l’étranger avec une sorte de dédain, cracha par terre et consentit à répondre :
— Rien ! Z’ont repris la séance à trois heures et demie et z’ont pas encore fini. Ça doit jaspiner dur, là-dedans…
Puis il tourna le dos pour bien marquer que l’audience était terminée…
L’attente se révéla interminable. Gilles et Beaumarchais avaient regagné la grand-salle et la subirent tout entière adossés aux fûts des colonnes, regardant onduler et s’agiter faiblement la foule qui emplissait l’immense parloir chaque fois qu’une porte s’ouvrait.
Ce fut seulement à neuf heures du soir que la Grand-Chambre rouvrit les siennes, montrant, à la lumière des chandelles, les visages gris de fatigue des juges.
La sentence souleva une tempête d’acclamations qui roulèrent de la salle du tribunal jusqu’à la rue, dévalant le grand escalier comme un torrent : par vingt-six voix contre vingt-trois le cardinal-prince de Rohan était déchargé de toute accusation. C’était l’acquittement pur et simple, sans blâme, sans excuses publiques.
Les deux amis l’accueillirent sans commentaire. Ils laissèrent s’écouler le flot tumultueux qui se précipitait déjà dans la cour du palais pour assister au départ de l’ex-accusé qui allait pouvoir rentrer immédiatement chez lui. Ils partirent dans les derniers.
— Le voilà le héros du jour ! soupira Beaumarchais qui tout en marchant la tête penchée fixait le bout de sa canne avec une attention soutenue. C’est peut-être un peu beaucoup.
— Pourquoi ? Dans cette triste histoire, il n’était tout de même qu’une victime…
— Une victime qui espérait fermement faire cocu son roi. Mon ami, ce jugement est grave car non seulement le Parlement n’a tenu aucun compte des ordres du roi mais il en a pris nettement le contrepied et la victime, à présent, c’est la reine qui fait figure de coquette étourdie, sans moralité et capable de n’importe quelle sottise.
— Elle est coquette et étourdie… et son intelligence n’est pas immense.
— Sans doute. Mais cela devrait rester le secret d’un entourage restreint. Monsieur va être content : cette affaire et ce jugement jettent de la boue sur les marches du trône. Écoutez donc comme le peuple est heureux de ce soufflet appliqué à une reine qu’il adorait, il y a encore bien peu de temps.
C’était vrai. Dehors, on chantait, on riait, on acclamait le nom du cardinal. De loin, Beaumarchais et Tournemine assistèrent à la sortie du héros du jour et l’aperçurent pâle mais souriant à la lumière des torches qui lui faisaient une sorte de retraite aux flambeaux. Sa voiture semblait voguer sur une mer humaine et ce ne fut qu’après un long moment qu’elle disparut entre la double haie de décombres du Pont-au-Change.
— Des décombres ! murmura Pierre-Augustin. Ce pauvre homme ne semble guère s’apercevoir de ce qu’il cause. Fasse le Ciel que cela n’amène pas la mort de la royauté en France !
Comme il achevait ces mots, un bruit grinçant de roues mal graissées se fit entendre, accompagné d’un écho de prières psalmodiées : le déblaiement du cimetière des Innocents continuait. Au bout de la rue prolongeant le pont Notre-Dame, les chariots de la mort recommençaient à passer, emportant leur sinistre charge…
Parcourus d’un désagréable frisson, les deux amis se serrèrent la main et se séparèrent.
1. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.
2. Ce sont, à présent, nos Catacombes dont l’entrée se trouve place Denfert-Rochereau.
3. Notre actuelle salle des Pas-Perdus.
4. Pour la clarté du récit, j’ai fusionné les deux audiences finales. Le texte eût été beaucoup trop long.
5. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.
6. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.
CHAPITRE X
LES AMIS DE THOMAS JEFFERSON
Deux jours après ce jugement qui avait secoué Paris, Gilles soupait à la légation des États-Unis dans une ambiance bien différente et beaucoup plus agréable. Par les fenêtres ouvertes sur l’avenue de Neuilly que l’on commençait d’appeler l’avenue des Champs-Élysées, entraient des parfums d’herbes, de foin fraîchement coupé, de troène, de tilleul et de sureau qui embaumaient la nuit de juin et faisaient de cet instant un moment privilégié.
À travers les épaisses frondaisons des doubles rangées d’ormes centenaires qui soulignaient chaque côté de la chaussée, quelques lumières piquaient l’obscurité, découpant des formes de branches et de feuilles : celles du poste de garde des Suisses installé dans le grand pavillon moderne construit par l’architecte Ledoux à la barrière de Chaillot, si voisine que les piliers d’ancrage de sa grille s’appuyaient au mur de la légation ; celles aussi de l’élégant hôtel de la comtesse de Marbeuf qui se trouvait juste en face, de l’autre côté de l’avenue. Mais ces lumières étaient assez discrètes pour que l’impression de campagne fût complète.
C’était d’ailleurs ce côté champêtre qui avait séduit Thomas Jefferson, nouvel envoyé des jeunes États-Unis qui, environ un an plus tôt, avait succédé, en France, à Benjamin Franklin. Logé alors dans une impasse, le cul-de-sac Taitbout, il avait jugé à la fois intolérable l’existence dans ce fond de cour et tout à fait indigne de son pays l’étroit logis qu’il y occupait. Il s’était donc mis en quête d’une belle maison assez campagnarde, pour qu’il fût possible d’y oublier les boues de Paris. Son idéal s’était trouvé dans ce bel hôtel de Langeac, construit dix-huit ans plus tôt par le comte de Saint-Florentin pour sa maîtresse, la marquise de Langeac.
De construction récente, de belles dimensions et de lignes sobres (l’architecte en était Chalgrin) l’hôtel, situé au coin de la rue Neuve-de-Berri, était l’un des rares existant alors dans ces Champs-Élysées où quelques guinguettes entourées de bosquets touffus, providences des amoureux en été, voisinaient avec des cultures maraîchères et où l’on trouvait alors plus de salades, de poireaux et de carottes que d’ifs taillés et de parterres « brodés ». Après la mort de la marquise, son fils avait d’abord loué l’hôtel au comte d’Artois, dont les grandes écuries se trouvaient voisines, pour y installer sa maîtresse, à lui, la belle Louise Contat de la Comédie-Française qui n’y était d’ailleurs pas restée très longtemps, l’endroit lui paraissant trop désert et trop écarté.
Depuis que Jefferson s’y était installé, au mois d’octobre précédent, avec ses deux filles, Patsy et Polly, leur gouvernante, son secrétaire William Short, son maître d’hôtel français et son cuisinier mulâtre, Thomas Jefferson s’était appliqué à donner un cachet très virginien à cette aimable demeure aménagée naguère pour les coquetteries d’une Célimène. Ainsi, dans la salle à manger, des panneaux de velours vert alternaient avec de blanches boiseries au dessin net d’où s’élevaient, sur des consoles, des bustes sévères d’hommes d’État. Ainsi, dans le grand jardin, dont Jefferson s’occupait avec des soins d’amoureux, une plantation d’un superbe maïs, cet « Indian Corn » provenant en droite ligne d’un village d’Indiens Cherokees dont ne pouvait se passer l’ordinaire d’un Virginien de bonne souche, avait remplacé l’un des parterres de fleurs.