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Il avait d’ailleurs, le maïs « du jardin », figuré en bonne place au menu offert aux convives de ce soir. On l’avait servi « on the cob », sur l’épi, avec du beurre et du sirop après l’avoir cuit dans l’eau bouillante. Avec lui, l’admirable jambon de Virginie « honey cured and hickory smoked »1 était apparu flanqué de sa sauce faite de miel et de jus d’orange, et aussi le poulet frit à la manière du Maryland. Un énorme gâteau « Angel Food », luisant comme un glacis sous une épaisse carapace de sucre et enguirlandé de crème fouettée constituait le dessert que venaient d’apporter gravement les valets orchestrés par M. Petit, l’imposant maître d’hôtel du ministre plénipotentiaire.

Chacun ayant englouti en silence une part imposante de ce monument fourré de fruits frais, le bien-être et l’aimable décontraction qu’engendre la bonne chair s’emparaient des convives avec un brin de laisser-aller. C’était l’heure où allaient apparaître le café, les cigares et le « punch » traditionnel et chacun s’apprêtait à leur faire l’accueil convenable.

Autour de la table luisante de belle argenterie, fleurie de roses et illuminée par plusieurs bouquets de bougies, sept hommes avaient pris place autour du ministre, sept Américains et c’était ce qui expliquait ce menu typiquement national donné en l’honneur de l’un d’eux.

Le héros de ce « dîner de famille » comme Jefferson aimait à en donner était un jeune homme de trente ans, le colonel John Trumbull, fils d’un gourverneur du Connecticut, qui venait d’arriver de Londres où le ministre l’avait rencontré trois mois plus tôt. Mais ce n’était pas pour ses exploits guerriers que ce jeune ancien combattant de la guerre d’Indépendance avait attiré la sympathie de Jefferson mais bien pour son réel talent de peintre. Aimable, cultivé, John Trumbull, qui avait pris ses grades universitaires à Harvard et qui, durant une année, avait été, à Londres, l’élève du peintre Benjamin West, venait d’accepter l’invitation de Jefferson à séjourner autant qu’il lui plairait à l’hôtel de Langeac afin de connaître les merveilles artistiques de la France, de visiter les collections du Louvre et aussi le Salon qui avait lieu chaque année à Paris.

Autour de lui, ce soir, le ministre américain avait réuni plusieurs de ses compatriotes, vrais ou supposés tels, auxquels il portait de l’intérêt pour une raison ou pour une autre. Il y avait là celui que l’on surnommait « le tigre des mers », l’amiral John Paul-Jones, petit homme roux comme une carotte pourvu de bras interminables mais doué d’une force prodigieuse, en dépit d’une apparente fragilité, et d’un charme auquel peu de femmes résistaient car il résidait surtout dans l’ironie de son sourire et l’éclat froid de ses yeux gris. Il était, avec Jefferson lui-même, l’un des vétérans de l’assemblée car il approchait la quarantaine.

Lui n’habitait pas la légation. En revanche, le colonel David Humphrey, trente-cinq ans, ancien aide de camp du général Washington et secrétaire de la commission américaine chargée d’établir des traités de commerce avec les nations européennes, y tenait ses quartiers, de même que William Short, vingt-six ans, secrétaire de Jefferson qui était le mondain de la légation, affichait un goût prononcé pour la vie parisienne… et cachait soigneusement la passion dévorante qu’il éprouvait pour la jeune et ravissante duchesse de La Rochefoucauld.

Deux commerçants, John Appleton, marchand, marin et constructeur de navires à Calais, et Samuel Blackden, ami personnel de Paul-Jones et tout fraîchement débarqué à Paris lui aussi, complétaient la liste des convives avec un jeune homme dont Thomas Jefferson avait fait la connaissance l’hiver précédent par l’entreprise de Tim Thocker, son courrier préféré avec le général Washington, premier président des États-Unis : le « capitaine » John Vaughan.

Ami passionné des arts, grand architecte lui-même, élégant et discret, le ministre s’était senti naître une amitié spontanée pour ce grand garçon taciturne et timide, dont la courtoisie pleine de réserve et l’aspect un peu sévère, en dépit d’une magnifique allure et d’un charme indéniable, lui semblaient tout à fait typique d’un jeune Américain de bonne souche ayant connu jusque-là une vie difficile. Et quand il considérait ce nouvel ami, toujours irréprochablement élégant dans ses vêtements sobres de cette coupe anglaise dont il était l’un des fervents, Jefferson se disait qu’il aurait aimé avoir un fils comme celui-là…

De son côté, Gilles de Tournemine, alias John Vaughan, ne pouvait se défendre d’une amitié grandissante qui venait s’ajouter à l’admiration toujours éprouvée, avant même de le connaître, pour l’homme qui avait rédigé la fameuse Déclaration d’Indépendance. Cette admiration rejoignait celle qu’il avait vouée jadis à cet autre gentilhomme de Virginie, au grand artisan de la liberté américaine, au général George Washington dont il avait eu l’honneur d’être l’aide de camp…

Assis entre John Trumbull et Samuel Blackden, il regardait à travers la fumée de son cigare le visage passionné de son hôte qui développait, à l’intention de ses invités en général et du peintre en particulier, l’un des sujets qui lui tenaient le plus à cœur : le génie architectural de l’architecte italien Palladio qui avait pour lui plus d’intérêt que les actualités judiciaires parisiennes.

À quarante-trois ans, Jefferson, avec sa haute silhouette mince et bien découplée, ses traits à la fois fins et énergiques, ses épais cheveux auburn dont l’argenture seyante ne devait rien à la poudre, demeurait un homme très séduisant et plus d’une jolie femme de la société caressait le rêve secret de remplacer auprès de lui la jeune épouse qu’il ne cessait de pleurer, la charmante Martha Wayles Skelton, morte il y avait à peine quatre ans. Mais on ne lui connaissait pas d’aventures féminines, rien qu’une très tendre amitié pour la charmante et spirituelle comtesse de Tessé, tante par alliance de La Fayette…

Sa voix aussi, grave et enthousiaste, était un charme. Elle maniait le français sans le moindre accent et avec une rare perfection, surtout lorsqu’il développait, comme en ce moment, un sujet qu’il aimait.

— Je soutiens que la coupole représente le sommet dans l’art de Palladio, plus noble encore que ses doubles portiques dont la majesté rend cependant ses œuvres sans égales. Il est le seul dont les travaux surpassent presque les splendeurs de l’art grec ou romain…

— Vous aimez l’Antiquité à ce point ? dit le peintre en souriant.

— À un point inimaginable ! Lorsque je me suis rendu à Nîmes dans le midi de la France voici quelques mois, je suis demeuré des heures en contemplation devant la Maison carrée. Je crois que je la regardais tout à fait comme un amant regarde sa maîtresse.

— Elle n’a guère de coupoles, cependant…

— Non, mais tant de noblesse, de si justes proportions ! En fait de coupole, d’ailleurs, mon ami je compte vous montrer, ici même, l’une des merveilles du genre. Même chez Palladio, il n’est pas de plus noble dôme que celui de la nouvelle Halle aux Blés.