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— Je ne vous savais pas une telle passion pour le bel canto, Willy ? lui dit-il gravement. Vous auriez dû m’en tenir informé car j’aime à développer les arts chez mes collaborateurs. Aussi, pour ce soir, vous êtes libre. Allez, mon ami, allez !

L’aimable visage du jeune diplomate s’illumina.

— Vraiment, monsieur, vous voulez bien ?

— Mais naturellement ! Mme Dugazon ! Peste !… Allez vite, mon cher William !

N’osant croire à son bonheur, le jeune homme s’élança mais comme il atteignait la porte, Jefferson le rappela :

— William !

— Monsieur le ministre ?

— Dites à Hemings de nous refaire du café. Nous risquons d’en avoir besoin, nous autres. Et… si, d’aventure, vous la rencontrez, mettez-moi donc aux pieds de Mme la duchesse de La Rochefoucauld ! Je crois me souvenir qu’elle aime beaucoup les Italiens, elle aussi. Bonsoir, Vaughan ! Et songez à ce que je vous ai dit. Un bateau est la chose du monde la plus facile à prendre…

— J’y songerai, Excellence, je vous le promets.

Entraînant un William Short écarlate et ravi, Gilles referma sur eux la porte de la bibliothèque où Latude déroulait toujours ses interminables périodes. Puis, après deux mots à James Hemings, l’esclave mulâtre que Jefferson faisait initier à la cuisine française, les deux jeunes gens s’en allèrent prendre l’un des fiacres qui stationnaient à la grille de Chaillot et lui ordonnèrent de les conduire au croisement des boulevards de la Chaussée d’Antin.

Tout au long du trajet qui leur fit contourner les blanches murailles inachevées de l’église Sainte-Madeleine4 avant de s’engager sous la quadruple haie de marronniers des boulevards, l’Américain et le Français n’échangèrent pas dix paroles. Short, déjà en extase, vivait à l’avance l’instant si proche où il poserait ses lèvres sur les jolis doigts de sa duchesse et Tournemine songeait à l’offre généreuse du gouvernement américain.

Cela paraissait si simple et si facile à accepter ! Si séduisant aussi de tourner enfin le dos à une existence sans joie véritable. Il suffisait de faire ses bagages, d’enfourcher Merlin et, suivi de Pongo, de prendre la grand-route de Brest ou du Havre au bout de laquelle les huniers des grands navires se dressaient comme des tours de cathédrales… Quelques jours encore et la longue houle de l’Atlantique se glonflerait sous ses pieds et l’océan familier le porterait vers ces terres dont il avait toujours rêvé et qu’il avait appris à aimer. Et puis là-bas, au bout du grand chemin liquide, il trouverait une vie nouvelle, un grand domaine qui, planté en tabac ou en coton, ferait de lui un homme riche définitivement libéré des pièges politiques de la vieille Europe. Un domaine sur lequel s’élèverait l’enfant qu’il se hâterait de rechercher, l’enfant qu’il aimait déjà sans même savoir s’il accepterait cet amour…

Peu à peu, Gilles sentait faiblir sa résistance et prenait sa décision. Qui pouvait lui demander, sans faire preuve d’excessive cruauté, de vivre interminablement solitaire, le cœur écartelé entre deux amours ? Sa femme était prisonnière d’un couvent, son fils prisonnier des forêts d’Amérique et lui restait là, bêtement planté à mi-chemin de l’un et de l’autre avec cependant en main tous les outils possibles pour forger son bonheur…

— Demain, se promit Gilles, j’irai à Versailles. Je verrai le roi et lui dirai tout. Il est bon et généreux. Il comprendra et me fera rendre Judith. Et, dès que je l’aurai reprise, nous partirons… Là-bas, elle oubliera tout ce qu’elle a souffert ici…

Pour ne pas ternir, si peu que ce soit, l’éclat du tableau qui se peignait en lui, il évita de se demander comment l’impétueuse Judith prendrait l’entrée dans sa vie du fils de Sitapanoki. Peut-être y aurait-il là un problème mais celui-là paraissait mineur en comparaison de ceux d’aujourd’hui…

« À chaque jour suffit sa peine ! » pensa Gilles tandis que la voiture ralentissait. On était arrivés à destination et l’on se sépara sur une poignée de main. William Short, n’ayant plus que quelques pas à faire, gagna à pied son théâtre tandis que le chevalier gardait la voiture et, par la Chaussée d’Antin, belle artère bordée d’élégantes demeures et de vastes jardins, se dirigeait rapidement vers la rue de Clichy.

Il était tard déjà et la plupart des rares maisons, elles aussi entourées de jardins, qui la jalonnaient étaient obscures. Seule une belle demeure, située à mi-pente du chemin menant à la barrière de Clichy, faisait monter un halo de clarté au milieu d’un parc touffu.

La grille d’entrée, martelée des chevrons Richelieu, était largement ouverte et montrait, au bout d’un jardin abondamment fleuri et d’une belle allée sablée, un assemblage de chevaux, de voitures et de valets encombrant les devants d’une maison aux proportions harmonieuses dont le bâtiment principal était précédé d’un portique central à quatre colonnes ioniques encadré de balustres.

Par les portes-fenêtres ouvertes, on pouvait apercevoir un grand salon vert amande blanc et or, un autre entièrement revêtu de laques chinoises noires et or et un large vestibule décoré de grisailles en trompe-l’œil représentant des vases, des statues et des amours d’où partait l’élégante spirale d’un escalier de marbre rose. De grands vases d’albâtre contenaient mal des brassées de roses couleur d’aurore.

Une foule chatoyante, presque uniquement masculine d’ailleurs, évoluait lentement dans ce cadre raffiné au son d’une musique si douce qu’elle en devenait aérienne. De loin en loin, tout de même, apparaissait une haute coiffure féminine chargée de fleurs ou de plumes.

Rapidement, Gilles gravit les quelques marches basses qui menaient à ce vestibule devant lequel veillaient deux Suisses dont la livrée vert amande galonnée d’argent dissimulait mal l’exceptionnelle vigueur et les muscles noueux. Ces deux molosses devaient être là pour veiller au bon ordre de la maison et la débarrasser discrètement des joueurs de mauvaise foi si d’aventure il s’en présentait. Et comme leur œil, naturellement soupçonneux, se posait sur lui, Gilles, sans plus attendre, déclina ses noms et qualités ainsi que sa situation d’ami de l’amiral John Paul-Jones qui avait dû l’annoncer.

— Monsieur est en effet attendu, grogna l’un d’eux sans s’encombrer d’une grâce superflue. Il peut entrer…

Il entra donc, aperçut, sur sa gauche, une salle à manger dallée de marbre blanc et rose, ornée de panneaux peints, de corniches de staff et de frises à palmettes et, entre deux fenêtres, d’une niche enfermant une statue de Ganymède. Quelques hommes et deux femmes s’y restauraient devant de grands buffets garnis de pyramides de fruits et de pâtisseries. Mais Paul-Jones ne faisait pas partie des mangeurs.

Il l’aperçut quand il pénétra dans le grand salon vert où plusieurs tables de jeu étaient disposées. Il se tenait debout près de l’une des fenêtres du fond, penché, tout charme allumé, vers une gracieuse chaise longue sur laquelle une femme éblouissante se tenait à demi étendue au milieu de plusieurs hommes qui ressemblaient à des croyants en adoration devant une divinité.

La femme ressemblait à un rêve car elle ne ressemblait à aucune autre mais sa vue, comme celle de Méduse, rejeta brutalement Gilles, les tempes battantes et le cœur en déroute, contre le chambranle de la double porte auquel il dut s’appuyer un instant pour ne pas tomber, le dos tourné au salon.

Le vestibule était vide et nul ne remarqua son malaise. Il resta là un moment, les yeux fermés, cherchant à calmer les battements désordonnés de son cœur. Sentant la sueur couler de son front, il chercha son mouchoir, s’en tamponna le visage.