— Pourquoi n’y aurait-il pas un M. de Kernoa ? cria Judith. Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’avoir un époux ? Qui vous a autorisé à vous immiscer ainsi dans ma vie ? Allez-vous-en, vous et votre amiral ! Les Américains sont des gens impossibles qui se croient tout permis. Quant à vous, vous n’êtes qu’un misérable fou mais ce que vous venez de faire va vous coûter la vie car ceux qui me protègent ne laisseront pas un tel forfait impuni..
— Vraiment ? Mais écoutez-la donc. C’est une impératrice, ma parole, que cette femme ! Allons, la belle, assez de mensonges ! Bas les masques à commencer par celui de cet honorable époux. Il y a eu jadis un brave garçon nommé Job Kernoa que vous aviez épousé et qui était médecin, à Vannes, mais il est mort depuis longtemps et le soir même de ses noces avec vous. De là vient ma surprise en apprenant qu’il était si heureusement ressuscité… et anobli par-dessus le marché.
Soudain, la main qui serrait Judith ne tint plus qu’une petite chose froide et molle. La jeune femme glissait à terre, sans connaissance, après avoir jeté à son bourreau un regard dilaté par l’épouvante. Aussitôt l’Italien fut à genoux auprès de la longue forme noire qui n’avait rien perdu de sa grâce en s’abattant sur les dalles de marbre rose. Il la prit dans ses bras pour chercher à la ranimer.
— Si vous l’avez tuée, je demanderai votre tête, monsieur, tout Américain que vous soyez !
— Allons donc ! Vous voyez bien qu’elle respire.
— Peut-être pas pour longtemps. Des sels ! du vinaigre ! une serviette !… Que l’on appelle sa camériste ! Il faut la porter dans sa chambre.
Un instant plus tard, l’un des gigantesques Suisses emportait Judith inanimée dans ses bras et perçait, suivi de la femme de chambre accourue, le cercle chuchotant des joueurs et des fêtards qui avaient assisté à cette scène violente avec autant de sang-froid que si elle s’était déroulée sur le plateau d’un théâtre. Pour tous ces gens, Mme de Kernoa était une hôtesse agréable, fastueuse et commode mais rien de plus. La passion du jeu les habitait trop pour qu’ils se soucient beaucoup du sort d’une femme de petite vertu. Néanmoins, ils ne retournaient pas encore à leurs cartes et à leurs dés pensant, non sans raison, qu’il y avait peut-être encore quelque chose à voir.
En effet, l’Italien s’était relevé, époussetant d’un geste machinal ses genoux, et se dressait devant Gilles qui n’avait pas fait un geste lorsque l’on avait emporté Judith.
— À nous deux, à présent, monsieur l’insulteur de femmes ! M. de Kernoa se trouvant absent ce soir, ainsi d’ailleurs que M. de Laborde, le meilleur ami de cette malheureuse jeune femme que vous avez osé agresser de si inqualifiable façon, c’est donc moi qui me substituerai à eux pour vous demander raison. J’ajoute que je suis très fort aux armes et que j’espère bien vous tuer.
— Ne vous gênez surtout pas, fit tranquillement Gilles en remettant son épée au fourreau. Néanmoins, avant de vous donner ce plaisir, j’aimerais savoir à quel titre vous vous faites le défenseur d’une vertu inexistante ? Faites-vous partie, vous aussi, des propriétaires, ou bien n’êtes-vous encore que candidat au titre ?
— Cela ne vous regarde pas ! Je suis le prince Caramanico, ministre plénipotentiaire de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles auprès de la cour de France. Cela doit vous suffire, il me semble… Et je déclare hautement, ici, que vous êtes un lâche et un misérable. Vous battrez-vous ?
— Il n’a jamais été question d’autre chose… encore que vous ne soyez pas l’homme que je souhaite tuer. Cela ne me fera qu’un duel de plus, voilà tout… car je vous préviens que je suis moi aussi d’une certaine force aux armes.
Le large sourire du prince fit briller ses dents impeccablement blanches.
— Vraiment ? Vous me faites plaisir car je n’apprécie rien tant qu’un bon adversaire, si ce n’est le plaisir que l’on prend auprès d’une jolie femme. Messieurs, ajouta-t-il à l’adresse du cercle de curieux, il n’y a plus rien à voir ici et vous pouvez retourner à vos jeux. La suite de cette aventure ne regarde plus que cet homme et moi et vous pensez bien que nous n’allons pas en découdre ici.
— Pourquoi pas ? fit Gilles. Le jardin me paraît vaste et commode.
— Sans doute, mais si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préférerais le mien. J’habite Chaussée d’Antin, à deux pas d’ici. Nous y serons d’autant mieux que nous aurons moins de curieux autour de nous. Êtes-vous d’accord ?…
Cette fois Gilles n’eut pas le temps de répondre. John Paul-Jones venait de s’interposer entre lui et son adversaire.
— Voyons, messieurs, un peu de raison ! Ce duel est impossible. Songez à ses conséquences. Les ambassades ne sont-elles pas, par définition, territoires nationaux de ceux qui les occupent ? Aller s’y battre en duel avec l’un quelconque de ses membres constitue une violation du territoire, quelque chose comme une invasion. C’est un cas de guerre…
Le prince haussa les épaules.
— J’ai déjà eu l’avantage de rencontrer M. Thomas Jefferson. C’est un homme sage et mesuré et je serais fort étonné qu’il se déclare solidaire des folies criminelles d’un jeune fou sous prétexte qu’il est son compatriote.
— Cela signifie seulement que vous ne nous connaissez pas, s’écria le marin en se redressant de toute sa petite taille. Tous les Américains sont solidaires, prince, c’est ce qui leur a permis de conquérir leur liberté. Sachez que M. Jefferson ne saurait se désintéresser du sort d’aucun d’entre nous, fût-il le plus humble et eût-il cent fois, mille fois tort comme le capitaine Vaughan ce soir. Ce que vous venez de faire, ajouta-t-il avec sévérité en se tournant vers Gilles, m’indigne et me choque au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. C’est moi qui vous ai fait entrer dans cette maison et vous m’avez couvert de honte par une conduite dont je cherche encore à comprendre la raison.
— La raison ne regarde que moi, fit le chevalier avec hauteur. Il s’est trouvé que je connaissais cette femme, beaucoup trop pour mon bien. Que ceci vous suffise ! Je regrette seulement que vous vous trouviez mêlé à une aventure où vous n’avez que faire et dont vous devez vous désintéresser. Vous quittez Paris dans quelques heures, amiral : rentrez chez vous et oubliez-moi…
— En aucune façon car, je vous l’ai dit, je me tiens pour responsable dans une certaine mesure. Si ce duel insensé doit avoir lieu, je vous servirai de second… mais pas par conviction, simplement parce que nous sommes compatriotes.
Gilles avait bonne envie d’envoyer promener l’Américain et ses sermons et de déclarer son véritable nom mais c’eût été risquer de découvrir la réalité des liens existants entre lui et Judith et faire connaître à tous son déshonneur de mari.
— Je vous remercie, dit-il. À présent, si ce duel doit dégénérer en incident diplomatique, battons-nous ici et n’en parlons plus.
— Non ! coupa le prince. Un ministre plénipotentiaire ne se bat pas dans le jardin d’un tripot !
— Nous n’en sortirons jamais. Allons où vous voulez : au bois de Boulogne, dans un terrain vague, n’importe où, mais finissons-en !
— Un lieu public est impossible. C’est le roi de France alors qui pourrait s’estimer offensé…
— Peut-être auriez-vous pu songer à tout cela avant de vous jeter à l’étourdi dans une affaire qui ne vous concernait en rien, monsieur, s’écria Gilles à bout de patience. À présent j’exige…
— Si la demeure d’un grand seigneur génois peut vous convenir, messieurs, dit, du seuil de la porte, une voix féminine douce et chaude, je serais heureuse de vous tirer d’embarras et de vous y accueillir… Je suis la comtesse de Balbi.