Le trajet entre le Luxembourg et la rue du Bac où logeait Tournemine était court. Les deux hommes l’accomplirent en silence et ce fut seulement quand sa voiture s’arrêta devant la maison du jeune homme que l’Américain se décida à ouvrir la bouche.
— Voulez-vous un bon conseil, Vaughan ? Faites vos bagages et partez avec moi.
— J’apprécie votre sollicitude, amiral, mais je ne vois vraiment pas pourquoi je devrais m’enfuir. Car c’est cela, n’est-ce pas, que suggère votre proposition ? Est-ce que, par hasard, vous prendriez au sérieux les menaces de ce Cavalcanti ?
— Peut-être. Voyez-vous, mon ami, je connais le monde et les hommes mieux que vous. On ne peut vous le reprocher car vous êtes encore très jeune. Moi, je suis largement votre aîné et, en outre, j’ai beaucoup navigué déjà. Je ne vous reparlerai pas de ce qui s’est passé ce soir, chez Mme de Kernoa. J’en ai été profondément choqué mais, à mieux vous examiner durant tout ce qui a suivi, j’en suis venu à penser que vous aviez peut-être une raison valable puisque vous semblez connaître son passé…
— Je le connais, en effet. Et puisque vous voulez bien vous intéresser à moi en dépit du scandale de tout à l’heure, je vous supplie de croire que je n’avais pas bu et que j’avais la meilleure des raisons… une raison qui, un moment, m’a soufflé l’envie de me laisser tuer par ce Caramanico…
— Je suis heureux que cette envie vous soit passée et c’est pourquoi je vous mets, à présent, en garde. Si votre adversaire meurt… et même s’il ne meurt pas car je le crois tout de même gravement atteint, vous allez vous trouver confronté à deux problèmes : d’abord la situation difficile que vous allez créer à notre ministre Thomas Jefferson car les gens des Deux-Siciles vont se hâter de présenter cela comme une atteinte directe de l’Amérique à leur patrie…
— Je ne vois pas où est le problème. M. Jefferson peut parfaitement me désavouer. Il s’agit d’une affaire privée.
— Sans doute mais vous ne connaissez pas ces gens-là. Le second problème est plus grave encore : vous risquez tout simplement d’être assassiné un beau soir en rentrant chez vous.
— Comment ? Assassiné ?
— Mais oui. D’étranges lois non écrites existent en Sicile constituant, comme en Corse d’ailleurs, un code d’honneur tout à fait particulier. Les Siciliens forment des clans et quiconque attente à la vie ou à l’honneur d’un membre de ces clans, surtout s’il s’agit d’un chef, doit le payer de son sang. Ils sont d’autant plus dangereux qu’ils se cachent sous tous les masques possibles et que certains sont de véritables bandits ne reculant devant rien pour atteindre le but fixé. Ils ont aussi des hommes de main dont le fanatisme aveugle ne raisonne jamais. Ce sont des machines à tuer, un point c’est tout. Venez-vous avec moi ?
Gilles sourit, hocha la tête.
— C’est impossible… mais je vous remercie de l’intention, de l’aide, et de l’avis. Soyez sans crainte, je me garderai… Bon voyage, amiral ! Un jour, prochain peut-être, nous nous retrouverons outre-Atlantique. Dieu vous garde !
Sur une brève mais chaude poignée de main, le chevalier sauta de la voiture et rentra chez lui puis, du seuil, regarda s’éloigner l’attelage dans la lumière grise du petit matin.
1. Minuscules reposoirs votifs qui jalonnaient la route royale de Saint-Denis.
2. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.
CHAPITRE XII
À LA CROISÉE DES CHEMINS
En rentrant chez lui Gilles, pensant qu’il avait besoin de retrouver des idées claires pour faire face aux nouveaux problèmes qui s’étaient présentés dans le courant de cette nuit particulièrement fertile en événements inattendus, réclama un flacon de rhum à Pongo, en avala les deux tiers et alla se coucher avec l’agréable sensation d’avoir la tête absolument vide.
Elle lui parut, en revanche, singulièrement lourde et brumeuse quand, au bout d’un laps de temps indéterminé, un brutal rayon de soleil, dispensé par l’action énergique de Pongo sur les rideaux de sa chambre, lui arriva dans l’œil et le sortit de son sommeil. Il bâilla, s’étira, repoussa d’un coup de pied draps et couvertures et s’assit sur le bord de son lit, passant sur ses lèvres sèches une langue dont il eut bien juré qu’elle était en peluche. Mais, en même temps, une merveilleuse odeur de café atteignait ses narines et lui fit enfin ouvrir les yeux.
L’odeur s’approcha, se matérialisa sous la forme d’une tasse pleine à ras bord que Pongo vint promener sous le nez de son maître qui s’en saisit, en avala le contenu tout brûlant, la reposa et dit :
— Encore !
Une seconde eut le même sort après quoi le jeune homme s’ébroua comme un grand chien et se remit sur ses jambes, constatant non sans satisfaction que les murs de sa chambre avaient retrouvé toute leur stabilité.
— Quelle heure est-il ? fit-il.
— Deux heures. Toi t’habiller et partir. Grand chef Jefferson envoyer homme demander toi venir le voir vite, vite…
— Eh bien ! marmotta Gilles. On dirait qu’on n’a pas perdu de temps à l’ambassade des Deux-Siciles. Pongo, mon ami… un bain chaud et deux ou trois seaux d’eau froide… et puis encore du café après…
— Tout ça prêt ! Pongo penser toi en avoir besoin quand trouver bouteille de rhum presque vide…
— J’ai pas tout bu ? fit Gilles sincèrement surpris. Tu m’étonnes. En ce cas… je finirai le reste avec le café. Viens m’aider, je te raconterai ma nuit pour la peine.
D’un pas encore un peu hésitant, il gagna son cabinet de toilette, entra dans un bain presque brûlant, se savonna puis se releva pour que Pongo pût lui déverser sur la tête trois grands seaux d’eau aussi froide que possible. Une vigoureuse friction suivit, faite avec une eau d’aubépine et Gilles se sentit tout neuf. En revanche, la belle humeur de Pongo avait complètement disparu au fil du récit du chevalier. Il garda le silence un long moment, puis, tout en aidant Gilles à passer une chemise fraîche, il bougonna :
— « Fleur de Feu » devenue fille perdue ?… Ça pas possible ! Pongo pas croire…
— Moi non plus je n’y croyais pas. Je suis même allé réveiller tout le couvent de Saint-Denis parce que je ne pouvais pas y croire. Pourtant, il n’y a aucun doute : c’est bien elle… elle la maîtresse d’un banquier, acoquinée avec je ne sais quel truand qui se fait passer pour son défunt mari. Elle, vendue au plus offrant ! Tu ne l’as pas vue comme je l’ai vue, Pongo, décolletée jusqu’au ventre, étalant ses épaules et sa gorge sous les yeux d’une bande d’hommes qui avaient visiblement beaucoup de mal à tenir leurs mains derrière leur dos. On dit même qu’elle a plusieurs amants…
— On dit, on dit… Et elle ? Quoi elle dire ?
— Que voulais-tu qu’elle dise ? Je ne lui ai pas demandé d’explications : elles étaient superflues. Il n’y a qu’une conclusion à tirer de tout cela : Judith ne m’aime plus… en admettant qu’elle m’ait jamais aimé…
— Pourquoi, alors, vouloir tuer reine ?
— Par vengeance, par haine pure et simple. Il n’y a pas besoin d’aimer un homme pour détester une femme que l’on croit sa rivale. L’orgueil blessé suffit…
— Peut-être… et peut-être pas. Toi faire quoi, maintenant ?
— Que veux-tu que je fasse ? Je vais chez M. Jefferson puisqu’il m’attend…
Achevant de s’habiller, il passa un frac couleur tabac orné de boutons d’argent sur une culotte de casimir chamois et un gilet de même nuance, chaussa des demi-bottes à revers, prit son chapeau, ses gants et descendit à l’écurie. Un moment plus tard, au trot paisible de Merlin, il descendait la rue du Bac, franchissait la Seine au pont Royal et se dirigeait vers la place Louis-XV1 pour gagner les Champs-Élysées.