Le temps était superbe et il y avait beaucoup de monde dehors, beaucoup d’équipages mais aussi beaucoup de promeneurs à pied qui prenaient le soleil en respirant l’odeur du jardin des Tuileries où les robes claires des femmes ajoutaient un surcroît de fleurs. C’était ce que Gilles avait coutume d’appeler « un jour de grâce », un de ces jours où tout paraît marcher pour le mieux dans le meilleur des mondes, où l’on sourit sans bien savoir pourquoi – parce qu’il fait beau ou parce que l’on a entendu chanter un oiseau – où la misère elle-même semble peser moins lourd et où les mendiants arrachent, en passant, un brin de feuillage pour le piquer dans un trou de leur chapeau… Si, la veille, Paris avait connu un commencement d’émeute en apprenant l’aggravation de peine qui frappait le cardinal de Rohan, il n’y paraissait plus. Facilement oublieux, une fois passés ses grands moments d’émotion, le Parisien, satisfait de s’être offert une sorte de baroud d’honneur, était retourné à ses affaires, à sa boutique ou à sa canne à pêche.
Curieusement, cependant et à mesure qu’il avançait au milieu de cette sérénité ensoleillée, Gilles sentait son humeur s’assombrir car il avait conscience d’apporter une tache au tableau, une fausse note à la symphonie. Le plus beau soleil ne pouvait rien pour dissiper l’amertume qui l’habitait et surtout le vide, le vide énorme qu’il ressentait dans la région du cœur…
Depuis ce beau soir de septembre breton où il avait tiré des eaux du Blavet le corps dénudé de Judith, toute sa vie, tout son temps, tous ses rêves, tous ses espoirs et tous ses efforts s’étaient concentrés sur la jeune fille. L’amour qu’il éprouvait pour elle avait été sa seule raison de vivre, sa seule raison d’être et de vouloir… Qu’en restait-il à présent ? Rien… Tout s’était dilué, dissous, effrité, dispersé au caprice d’une femme inconsciente qui demeurait son épouse devant Dieu et qui, cependant, semblait l’avoir entièrement oublié…
Peut-être, après tout Judith n’était-elle plus une créature normale ? L’épreuve terrible subie au soir de ses premières noces avec Kernoa, les étranges pouvoirs que Cagliostro avait pu prendre sur son esprit avaient pu causer des ravages dont, peut-être, lui-même ne s’était pas assez soucié, emporté qu’il était par sa passion ?
Cette nuit, Gilles retournerait à la folie Richelieu afin de sonder, une dernière fois, cet esprit fragile, ce cœur inconstant, afin de savoir si l’ombre d’un espoir demeurait encore de l’arracher à l’existence dégradante qu’elle s’était choisie… ou que peut-être, après tout, on lui avait imposée… S’il échouait, il faudrait bien tourner la page et tenter de se trouver, soit une raison de vivre, soit une honorable mort ce qui était vraiment la chose du monde la plus facile à trouver pour un homme de cœur…
En se retrouvant, un moment plus tard, dans le grand cabinet de Thomas Jefferson, assis dans le même fauteuil, en face de la même fenêtre ouverte largement sur le joyeux fouillis du jardin, le jeune homme eut cependant l’impression qu’une éternité s’était écoulée depuis la dernière fois qu’il s’était trouvé à la même place. C’était cependant la veille et la seule différence extérieure résidait dans le fait que le jour avait pris la place de la nuit.
Mais une autre différence fut tout de suite sensible lorsqu’après l’avoir attendu un instant, Tournemine vit Jefferson franchir à grands pas nerveux, la tête dans les épaules et les mains nouées derrière le dos, la porte qu’un valet lui ouvrait. De toute évidence l’aimable bonhomie de l’hôte d’hier avait fait place aux soucis du ministre plénipotentiaire.
Il alla prendre place dans son fauteuil, considérant d’un œil morne son visiteur.
— Quelle diable d’idée vous a pris d’en découdre avec le ministre des Deux-Siciles ? articula-t-il enfin avec un soupir qui en disait long sur ses secrètes pensées.
— L’idée n’est pas venue de moi. J’ignore qui vous a informé, monsieur…
— Paul-Jones, qui est venu me faire ses adieux dès le matin. Mais il n’a précédé que de bien peu la protestation officielle des Napolitains. Il m’a dit, en effet, que le prince vous avait provoqué mais que, le faisant, il n’a guère fait que devancer, très certainement, les intentions de la plupart des hommes qui se trouvaient chez cette Mme de Kernoa et que, d’ailleurs, lui-même avait, un instant, songé à vous corriger.
— Puis-je savoir, fit Gilles négligeant la remarque quelles sont les exigences formulées par les Napolitains touchant cette affaire ? Demandent-ils des excuses ?
— Des excuses ? Vous rêvez ! Ces gens-là veulent du sang ou quelque chose d’approchant. Ils m’ont donné le choix entre leur livrer le coupable ou le laisser aux soins de la police française.
— La police française ? À quel titre ? Je n’ai, en rien, enfreint les lois du royaume, pas plus d’ailleurs que celle du duel. Je n’en dirais pas autant de mon adversaire…
— Je sais tout cela, soupira Jefferson. Mais je sais aussi qu’ils n’auront aucun mal à obtenir contre vous une lettre de cachet. N’oubliez pas que leur reine, Marie-Caroline, est la propre sœur de Marie-Antoinette. Celle-ci ne leur refusera pas cette satisfaction.
— Cela reste à démontrer. La reine et moi sommes en compte, elle me connaît et le roi mieux encore. Ils ne me livreront pas…
— Êtes-vous stupide ? Il s’agit d’un ministre plénipotentiaire, mon garçon ! S’il meurt, et il est bien parti pour cela d’après ce que l’on m’a dit, les souverains français ne pourront pas refuser de vous faire arrêter, à moins que vous ne soyez déjà hors d’atteinte…
— Daignerez-vous m’apprendre quelle a été votre réponse ?
— Je n’en ai pas encore donné. J’ai demandé le temps de la réflexion. Si le roi décidait de vous faire arrêter, je ne pourrais pas m’y opposer… Oui, je sais, je vous ai dit que j’aurais aimé abriter le « Gerfaut » fugitif mais il s’agissait d’une affaire privée et non d’une affaire à tournure internationale. Je ne peux pas me permettre, actuellement, de créer un froid entre le roi et moi. Vous n’ignorez pas quels sont mes espoirs touchant le port de Honfleur pour l’avenir du commerce américain en Europe. À présent que les ponts sont coupés entre nous et l’Angleterre, il nous faut songer à remplacer le port de Cowes qui entreposait le riz en provenance de Caroline. Honfleur, sur l’estuaire de la Seine, est admirablement placé pour prendre la relève et je souhaite obtenir de Versailles qu’on nous laisse en faire un énorme port franc et le rendez-vous général de la navigation américaine. Vous êtes bien léger, dans une balance, en face de tels intérêts.
— Je le conçois sans peine. Eh bien, monsieur le ministre, vous n’avez pas le choix : abandonnez-moi !
— Ne soyez pas ridicule. Vous savez parfaitement qu’il existe avec vous une position de repli fort simple : Vaughan peut disparaître en quelques instants. Après tout… vous n’avez plus guère de raison de vous cacher…
— En effet. Puis-je cependant vous faire remarquer qu’hier encore vous me disiez souhaiter me voir rejeter ma première personnalité pour devenir définitivement le fils du vieux marin ?
— Je l’ai dit, en effet, et je le pensais…
— Vous ne le pensez plus ?
Il y eut un silence, court d’ailleurs : le temps de quelques battements de cœur. Ce fut le poing de Jefferson qui, en s’abattant sur l’acajou de sa table, le rompit.
— Par tous les Prophètes ! Quelle damnée mouche vous a piqué d’aller attaquer aussi grossièrement cette malheureuse femme ? Je vous croyais un gentleman et je m’aperçois qu’il n’en est rien et… oui, je l’avoue, j’en viens à regretter que l’on vous ait accordé la nationalité américaine, mais…