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Gilles se leva brusquement et, considérant le ministre du haut de sa taille, remarqua, sarcastique :

— J’ignorais que le peuple américain était composé uniquement de gentlemen. Soyez sans crainte, monsieur Jefferson, je ne me permettrai pas de dissimuler mes vices européens sous le masque d’un vertueux nom américain. Dès ce soir, je vous ferai tenir les décrets de naturalisation que vous m’avez remis, mes droits à la succession de John Vaughan et la concession de terre…

— Pas la concession de terre, voyons ! Elle a été attribuée d’abord au chevalier de Tournemine. C’est un don de reconnaissance, le prix du sang versé…

— Les Tournemine n’ont jamais vendu leur sang, monsieur. Il ne peut donc correspondre à un prix quelconque. Les États-Unis ne me doivent rien.

Lentement, Jefferson se leva. Sous ses épais cheveux couleur d’acajou son beau visage avait pâli.

— Je vous en prie, John, ne le prenez pas ainsi.

— Je m’appelle Gilles, coupa le jeune homme, cassant.

— Essayez de me comprendre. Vous m’avez mis, que vous le vouliez ou non, dans une situation difficile. Le roi Louis XVI n’éprouve pas une grande tendresse pour nous, les rebelles. Nous sommes la preuve vivante qu’une lutte contre une monarchie de droit divin peut réussir. Il voit en nous les ferments installés chez lui de troubles éventuels et, si je veux, comme le veut le général Washington, comme le veulent La Fayette et tous vos anciens compagnons d’armes, qu’une amitié totale, absolue, fraternelle s’instaure entre nos deux pays, je dois veiller à lui faire comprendre que nous lui sommes vraiment reconnaissants de l’aide apportée jadis, que nous ne souhaitons à notre tour que l’aider à donner plus de bonheur à ses sujets. Je dois le ménager et ménager ceux des siens qui pourraient avoir à se plaindre de nous. Au moins… ne pouvez-vous me donner une raison valable… une seule de votre conduite d’hier soir ?

Un froid sourire détendit les lèvres serrées du chevalier mais n’atteignit pas ses yeux glacés.

— Je le pourrais, en effet. Je pourrais vous donner la meilleure, la plus convaincante des raisons mais je ne le ferai pas.

— Pourquoi ?

Se détournant, Gilles alla reprendre, sur le coin d’une console, ses gants et son chapeau, revint jusqu’au milieu de la pièce, haussa les épaules.

— Parce que… si vous en êtes à regretter pour une peccadille que l’on ait voulu faire de moi un véritable Américain, il se trouve que moi je n’ai plus du tout envie de l’être… du moins pour le moment. Mes respects, monsieur le ministre plénipotentiaire des États-Unis de l’Amérique septentrionale2.

Il salua profondément puis, sifflotant doucement un menuet de Mozart, il descendit le grand escalier de pierre, alla récupérer Merlin, sauta en selle et, quittant l’hôtel de Langeac, se glissa au milieu des équipages qui montaient et descendaient la grande artère champêtre entre la place Louis-XV et la grille de Chaillot. Le soleil commençait à baisser et c’était l’heure de la promenade élégante. Les dorures des carrosses côtoyaient les vernis austères des nouvelles voitures à l’anglaise et les légers cabriolets des filles d’opéra. Tout cela débordait de satins clairs, de mousselines couleur d’aurore, de dentelles, de gaze azuréenne, de fleurs et de rubans dont étaient surchargés les gigantesques chapeaux de paille des femmes. On s’interpellait d’une voiture à l’autre, on riait et, sous les ombrages des contre-allées les marchands d’oublies, de limonade, de cerises ou de glaces faisaient, avec les jolies promeneuses ou avec les enfants, des affaires d’or.

Tout à coup, Gilles eut envie de s’attarder un peu mais en dehors de toute cette agitation qui soulevait trop de poussière à son gré. Une poussière qui pour être dorée et essentiellement poétique n’en était pas moins desséchante. Il avait soif, faim aussi car il n’avait rien mangé depuis la veille et il avait envie d’être un peu seul avec lui-même. Par l’allée des Princes, il gagna le cours de la Conférence et, avisant une guinguette dont le petit jardin descendait jusqu’aux eaux vertes de la Seine, il attacha son cheval à la porte et alla s’installer sous une tonnelle couverte de vigne d’où la vue sur le fleuve était charmante.

Il s’assit, commanda du vin frais, une omelette, de la salade et du fromage à la servante en bonnet tuyauté qui accourut puis, posant ses pieds sur la balustrade faite de grosses branches élaguées qui fermait la tonnelle et en faisait une sorte de balcon, il essaya de faire le vide dans son esprit en contemplant la circulation de chalands, de barges, de coches d’eau et de barques de pêche qui sillonnaient les eaux étincelantes où se brisaient les rayons du soleil rouge. Avec intention, il s’était placé tout au bout de la tonnelle, afin d’être aussi éloigné que possible des deux hommes qui y étaient déjà installés, buvant du vin blanc à une petite table…

L’ambiance calme et heureuse de ce beau jour lui fit du bien. En dépit de l’apparente désinvolture avec laquelle il avait accueilli les paroles de Jefferson, il s’était senti blessé par l’espèce de hâte mise à le retrancher de la vertueuse nation américaine et à lui faire entendre que l’on ne souhaitait plus guère qu’il choisît de rester définitivement John Vaughan et de continuer cette estimable dynastie. Certes, il pouvait toujours fonder une famille de Tournemine qui deviendrait américaine mais surtout avec le temps. Qu’ils s’installassent au bord de la Roanoke (car, la réflexion venue, il était bien décidé à garder ses mille acres de bonne terre) et ils seraient très certainement, lui et peut-être ses enfants, « les Français ». La troisième génération seulement laisserait oublier l’origine. Tandis qu’en s’installant pour jamais sous le collier de barbe de John Vaughan, il eût effacé d’un seul coup tout son passé français et breton…

« Tout compte fait, songea-t-il, en m’évitant les tentations du choix, on me rend service. C’était peut-être le chemin commode mais comment aurais-je pu me résoudre à rejeter à l’oubli le beau nom que, sur le champ de bataille de Yorktown, j’ai reçu de mon père et jusqu’au souvenir de ce même père pour adopter comme ancêtre une lignée de marins ivrognes venus en droite ligne du pays de Galles ou d’Irlande ? J’ai été trop heureux de devenir un Tournemine et j’ai honte, à présent, d’avoir imaginé même un instant, pour sauver ma peau et vivre en paix, que j’aurais pu y renoncer… »

La servante, souriante, lui apportait son petit repas et il l’entama par une rasade de vin destinée, dans son esprit, à sanctionner la décision qu’il venait de prendre. C’était dit : tout à l’heure il enverrait Pongo porter tous les papiers concernant John Vaughan qui lui avaient été remis par Jefferson au nom du Congrès. Il n’en garderait pas moins d’ailleurs ceux qu’il devait à l’industrie de Beaumarchais et qui, hors d’Amérique, pouvaient lui être encore de quelque utilité dans la suite de temps peut-être troublés.

Il fit disparaître avec enthousiasme son omelette et sa salade qui était bien fraîche et croquante et il allait attaquer le fromage lorsque certaines paroles des deux hommes installés à l’autre bout de la tonnelle arrivèrent jusqu’à lui. L’un d’eux, encouragé peut-être par la tranquillité du lieu, avait un peu élevé la voix et Gilles avait bien cru saisir au vol le nom de La Hunaudaye.

Tournant la tête, il considéra ses voisins, ne leur trouva rien d’extraordinaire. Leurs vêtements bourgeois étaient simples mais bien coupés et ils évoquaient assez des notables de province venus dans la capitale pour affaires. Leurs visages, en revanche, lui étaient invisibles : l’un des deux hommes lui tournait le dos et cachait la plus grande partie de son compagnon. La lumière d’ailleurs baissait et verdissait sous la tonnelle depuis que le soleil avait disparu. Les voix, elles aussi, avaient baissé et Gilles dut tendre l’oreille pour entendre mais à nouveau le nom familier revint, très net cette fois.