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— Ton maître ! Où il est ?…

Puis la voix paisible de Pongo :

— Moi pas savoir !… maître sorti.

— Oui, mais où ? Quand va-t-il rentrer ?

S’approchant doucement, Gilles vit Pongo debout entre la cheminée et la petite table sur laquelle il devait être en train de disposer un en-cas comme il avait coutume de le faire lorsque Tournemine ne rentrait pas dîner. Un homme masqué de noir, vêtu de noir, un chapeau pointu de bandit calabrais enfoncé jusqu’aux sourcils le menaçait d’un couteau appuyé sur sa gorge tandis que deux autres, qui semblaient la fidèle copie du premier, maintenaient l’Indien immobile. D’autres encore, six en tout, formés en demi-cercle, regardaient la scène.

— Tu ne veux pas répondre ? reprit l’homme au couteau.

— Ça servir à quoi si moi dire maître ici ou là ? Lui pas tout me dire. Lui absent, c’est tout !

— Parfait. Eh bien, on va l’attendre. Vous autres, vous allez enlever le corps du concierge pour qu’il ne se doute de rien mais toi, l’indigène, je vais te tuer doucement… tout doucement, histoire de passer le temps, de charmer les longueurs de l’attente…

— Tu n’auras guère le temps de t’ennuyer…

Gilles venait de s’encadrer dans la porte. Les deux pistolets avaient simultanément craché la mort. L’homme au couteau, qui devait être le chef, s’écroulait dans sa grande cape noire et avec lui l’un des deux qui tenaient Pongo. Rapide comme l’éclair, celui-ci abattait l’autre d’un maître coup de poing puis bondissant vers une panoplie d’armes qui ornait l’un des murs, en arrachait un sabre d’abordage. Un furieux moulinet décolla à moitié la tête d’un des assaillants qui, tirant leurs épées, formaient autour de Gilles un cercle menaçant.

Le jeune homme, ses deux coups lâchés, avait laissé tomber ses pistolets, arraché son épée du fourreau et ferraillait contre la meute, ce qui n’était pas facile car ils étaient cinq et semblaient savoir tenir une épée. L’un d’eux s’écroula, la gorge transpercée, avec un affreux gargouillement. Pongo tomba comme la foudre sur deux des quatre restant encore. Contre son sabre, les épées n’avaient pas la partie belle mais l’Indien, comme Gilles lui-même, avait affaire chacun à deux adversaires, ce qui n’était d’ailleurs pas pour leur déplaire.

— Ça commence à être amusant ! cria Gilles. Tu n’es pas blessé ?

— Non. Pongo pas blessé… mais lui mort ! ajouta-t-il en enfonçant son arme dans le corps d’un de ses adversaires au moment précis où Gilles embrochait l’un des siens en poussant un cri sauvage qui terrorisa le second. Rompant brusquement le combat, au moment précis d’ailleurs où il allait toucher Tournemine, il s’enfuit à toutes jambes, immédiatement suivi par le dernier ennemi de Pongo qui, de toute évidence, ne se souciait aucunement de rester seul avec ces deux furieux.

L’Indien allait s’élancer sur leurs traces mais Gilles le retint.

— Qu’ils aillent rejoindre le Diable leur maître si cela leur chante ! J’estime que, pour ce soir, le tableau de chasse est suffisant, fit-il en désignant les sept cadavres qui jonchaient sa bibliothèque.

Sept parce que l’homme dont Pongo s’était débarrassé d’un coup de poing était allé se fendre le crâne sur le marbre de la cheminée…

— Beaucoup de sang ! dit Pongo en se grattant la tête. Tapis et fauteuils perdus. Pas possible nettoyer…

— Quelle bonne ménagère tu es devenu ! s’écria Gilles en riant. De toute façon, cela n’a pas d’importance : nous n’en avons plus besoin… ni d’ailleurs de ces défroques ! ajouta-t-il en faisant voler, de la pointe de son épée qu’il venait d’essuyer, le turban neigeux de Pongo.

Le visage de celui-ci s’illumina.

— Fini déguisement ? Vrai ?

— Très vrai ! On va redevenir nous-mêmes et, ensuite, filer d’ici au plus vite. Les gens qui nous ont attaqués ont essuyé une défaite mais ils n’ont pas perdu leur guerre. Ils ne renonceront, pas à leur vengeance et reviendront en force aussitôt que possible. Il n’y a pas de temps à perdre car, cette fois, ils nous auraient…

— On fait quoi ?

— On déménage… cette nuit même ! Va d’abord rechercher Merlin que j’ai laissé sous l’auvent du marché Boulainvilliers. Après tu reviendras emballer ce qu’on a de plus précieux. Pendant ce temps, je vais écrire au propriétaire, lui payer un mois d’avance et le prier de vendre les meubles qui m’appartiennent et que nous ne pouvons emporter. Il n’aura qu’à remettre l’argent à mon ami Beaumarchais. Mais avant va nous chercher une ou deux bouteilles de bourgogne. On en a grand besoin…

Les yeux de Pongo brillaient comme des chandelles tandis que sa grande bouche s’étirait en un sourire qui lui faisait le tour de la tête exposant orgueilleusement ses grandes incisives de lapin.

— Moi aller tout de suite…

Il revint un instant plus tard avec une bouteille sous chaque bras, fit sauter les bouchons, tendit l’une à Gilles qui, assis devant un petit bureau, était déjà en train d’écrire sa lettre, et se mit en devoir de vider l’autre à la régalade.

— Hum ! fit-il avec un claquement de langue significatif. C’est Grand Esprit qui descend dans intérieur Pongo ! À présent moi aller chercher frère cheval…

Enjambant les cadavres avec un parfait naturel, il se dirigea vers le salon mais, arrivé à la porte, se ravisa, se retourna vers Gilles qui s’était remis à écrire après avoir vidé, lui aussi, sa bouteille.

— Et… on va où ?

— Cette nuit ? À Versailles. On retourne, sous notre ancien aspect dans notre ancien logis, chez cette bonne Mlle Marjon. Ce ne sera peut-être pas pour longtemps d’ailleurs… Je te raconterai…

— Pas la peine. C’est déjà très grande joie retrouver grand chef « Ours Rouge », vieille squaw « Aimable cigogne », vieux jardinier cacochyme et chatte Pétunia. Moi la marier avec Nanabozo…

Et, plein d’enthousiasme à l’idée d’unir prochainement en légitime mariage l’aristocratique minette de Mlle Marjon et son enfant adoptif né sur quelque gouttière dans les dernières classes de la société féline, il s’en alla exécuter les ordres de son maître.

Celui-ci acheva sa lettre, la sabla, la cacheta et la mit dans sa poche. Puis il alla chercher un sac de cuir et vida dedans le contenu des tiroirs de son secrétaire, mettant à part les papiers concernant John Vaughan qu’il tenait de Jefferson. Il en fit un rouleau qu’il cacheta après avoir glissé quelques mots à l’intérieur.

Ceci fait, il demeura un moment debout, bras croisés, au milieu de la bibliothèque, contemplant, perplexe, ses lugubres occupants qui avaient teint en rouge la plus grande partie de son tapis, hésitant sur le parti qu’il convenait de prendre.

La bonne règle des choses voulait qu’il alertât l’inspecteur de police le plus proche, autrement dit le sieur Lescaze qui habitait rue du Bac, juste à côté du marché Boulainvilliers mais il craignait un peu que les tracasseries policières ne le retardassent car il avait encore beaucoup à faire cette nuit et Lescaze, qu’il connaissait un peu, était sans doute l’homme le plus méticuleux, le plus lent et le plus paperassier de toute la police parisienne. D’autre part, filer sans avertir qui que ce soit, laisser les choses en l’état, c’était donner prise aux pires suppositions, aux pires accusations…

Il en était là de ses cogitations quand il entendit Pongo rentrer à l’écurie et, presque simultanément, le pas lourd et cadencé des soldats de la garde de Paris4 qui faisaient leur ronde. Se ruant à l’une des fenêtres donnant sur la rue, il l’ouvrit, aperçut en bas les six hommes vêtus de bleu et de rouge commandés par un caporal qui composaient l’escouade et se mit à crier « À la garde ! ».