Un instant plus tard, ledit caporal flanqué de deux soldats contemplaient le carnage avec une stupeur mêlée d’admiration.
— C’est vous, monsieur, qui avez fait tout ce travail ?
— Avec mon serviteur, oui. J’ai eu la chance d’arriver tout juste comme ils venaient de s’introduire chez moi et j’ai pu les prendre par surprise. Pouvez-vous vous charger de les faire enlever ? Je devais, cette nuit même, partir en voyage et cela me contrarierait fort de me mettre en retard…
La proposition, étant accompagnée de trois ou quatre pièces d’or, reçut une totale adhésion. Le caporal assura qu’avant le lever du jour, les corps des « malandrins » reposeraient sur les dalles de la Basse Geôle5 et que, si le gentilhomme voulait bien lui rédiger quelques mots de déposition, il se ferait un plaisir de se charger lui-même des ennuyeuses formalités usitées dans des cas semblables.
— Nous vivons des temps si troublés qu’il n’est pas rare de voir des sacripants attaquer les honnêtes gens jusque dans leurs lits. La rue ne leur suffit plus. Et si nous n’étions pas là…
La reconnaissance s’imposait. Tournemine se hâta de rédiger les quelques lignes demandées mais ne manqua pas d’y joindre de nouveaux subsides destinés à encourager la garde dans sa pénible mission de protection et de défense des gens de bien.
— Si d’autres détails vous étaient nécessaires, ajouta-t-il, vous pourrez toujours, après mon départ, vous adresser à la légation des États-Unis de l’Amérique septentrionale, hôtel de Langeac, rue Neuve-de-Berri. On s’y fera certainement un plaisir de vous aider, dit-il encore sans pouvoir se défendre d’une petite joie perverse en songeant au « plaisir » qui pourrait être alors celui de Jefferson.
Mais le caporal n’avait entendu qu’une partie de son discours.
— Monsieur est américain ? s’écria-t-il soudain débordant d’admiration. – S’il n’avait eu un mousqueton, il eût peut-être joint les mains en signe de ferveur. – Ah !… Voilà un pays pour les hommes libres… J’ai entendu dire que l’on pouvait y vivre à sa guise, faire tout ce qu’on veut puisqu’il n’y a pas de roi…
Gilles se mit à rire.
— N’importe qui peut vivre à sa guise lorsqu’il est au milieu d’une immense forêt ou bien au cœur d’une région complètement sauvage, dit-il. Et s’il n’y a pas de roi, il y a tout de même le Congrès, le général Washington, les gouverneurs d’États et quelques autres broutilles. Cela n’empêche d’ailleurs que ce ne soit réellement un admirable pays.
— Je vois ! fit avec importance le caporal qui ne voyait rien du tout. Et c’est là que monsieur va, naturellement ?
— Naturellement. Un navire m’attend au Havre.
— Alors, bon voyage, monsieur, et n’ayez surtout aucun souci pour tout ça !… ajouta-t-il avec un dédain superbe. En exterminant des malandrins, c’est toujours autant de fait pour nous ou pour le bourreau. Allons-y, les gars ! Emportons ces messieurs. Bouchu, va me chercher un tombereau.
Ce fut vite fait. Quelques minutes plus tard, les cadavres siciliens étaient empilés dans le chariot qui servait à enlever, quand on y pensait, les ordures du quartier. Le caporal et ses hommes acceptèrent gracieusement le verre de vin que Pongo avait préparé et que l’on but à la santé de l’Amérique libre et fraternelle après quoi l’on se sépara enchantés les uns des autres. Quand la demie de minuit sonna au clocher de l’église voisine des Jacobins, la rue du Bac avait retrouvé sa tranquillité habituelle.
Alors, tandis que Pongo procédait à la confection des bagages, Gilles alla s’enfermer dans son cabinet de bains avec un pot d’eau chaude qu’il était allé prendre à la cuisine, prit ses rasoirs et entreprit de libérer son visage de la barbe qui l’avait si bien dissimulé durant plusieurs mois. Il ôta également la fausse cicatrice qui lui tirait la lèvre, les faux sourcils noirs, si habilement faits qu’ils lui faisaient des arcades proéminentes et enfonçaient d’autant les yeux dans l’orbite.
À voir peu à peu reparaître dans le miroir sa figure d’autrefois, il éprouva une joie inattendue, proche voisine de celle que l’on éprouve en glissant dans de vieilles et amicales pantoufles des pieds longtemps comprimés dans des bottes un peu étroites.
Restaient ses cheveux teints en brun très foncé mais coupés assez court, à la mode de la Nouvelle-Angleterre. Il hésita un instant à les raser entièrement mais, constatant que des racines plus claires apparaissaient, il se contenta de les couper plus court encore, obtint une sorte de brosse à pointes foncées qu’il suffirait de recouper bientôt puis, allant chercher l’une de ses anciennes perruques d’uniforme, il l’ajusta soigneusement et se retrouva Gilles de Tournemine des pieds à la tête. John Vaughan venait de disparaître totalement.
Peut-être pas définitivement d’ailleurs car ce camouflage pouvant se révéler encore utile, le chevalier rangea soigneusement dans un sac les divers objets et ingrédients qui avaient permis à Préville de le faire naître.
Ceci fait, il se rhabilla, enfila une chemise propre, mit des culottes collantes noires, boutonna jusqu’au ras du cou un long gilet de même couleur sur lequel il boucla la ceinture supportant sa meilleure épée, celle que jadis lui avait donnée Axel de Fersen et endossa un habit de fin drap gris anthracite. Pour ce qu’il voulait faire à présent, mieux valait être aussi peu visible que possible.
Enfonçant sur sa tête un tricorne dépourvu de tout ornement, il acheva de ranger dans son sac tous les objets personnels qui se trouvaient dans sa chambre, prit un grand manteau de cheval et alla rejoindre Pongo qui, débarrassé lui aussi de ses blancheurs orientales, avait repris le sombre costume européen que, cependant, il n’aimait guère. Il accueillit son maître avec un large sourire.
— Toi redevenu seigneur Gerfaut ! déclara-t-il. Moi content !
Avec stupeur, Gilles considéra la pile de sacs et de malles qui encombraient l’antichambre et sur laquelle trônait un panier d’où sortaient des miaulements plaintifs.
— Qu’est-ce que c’est que tout ça ?
— Affaires personnelles ! Linge, habits, belles choses en argent… Nous très riches ! fit Pongo visiblement enchanté.
— Et comment comptes-tu emporter tout cela ?
— Pongo prendre charrette du jardinier, atteler propre cheval et aller comme ça jusque chez demoiselle « Aimable Cigogne » avec toi…
Gilles se mit à rire.
— Tu as réponse à tout. Seulement tu vas aller à Versailles tout seul.
Les yeux de Pongo se changèrent en deux points d’interrogation mais il fronça les sourcils.
— Où toi aller ? fit-il soupçonneux. Encore faire sottises ?
— J’espère que non, fit le jeune homme avec un soupir. Je vais suivre ton conseil, mon ami : je vais voir ce qu’il reste de ma femme dans cette catin qui se fait appeler Mme de Kernoa. Viens, je vais t’aider à charger ta charrette. Ensuite, je fermerai la maison…
Un quart d’heure plus tard c’était chose faite et, l’un sur sa charrette, l’autre sur son cheval, Pongo et Gilles commençaient à descendre la rue du Bac en direction de la Seine. Le temps était le même que lors du retour de Gilles. L’orage semblait tourner autour de Paris sans se décider à éclater. Il s’éloignait, cependant, car les coups de tonnerre étaient plus sourds, plus espacés aussi et le vent s’était un peu calmé. La rue, d’ailleurs, avait retrouvé son éclairage, grâce très certainement aux bons soins de la patrouille.