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— On m’avait dit que tu étais mort…

— Évidemment ! On n’attend pas un mort. On le pleure… ou on l’enterre. Apparemment, tu as choisi sans peine la seconde solution…

Le reflet du miroir lui renvoya la brutale terreur qui avait envahi les yeux noirs de Judith quand il avait dit « on l’enterre ». Et il devina que ce simple mot, en lui rappelant la nuit horrible où elle s’était trouvée jetée, toute vivante, au fond d’une tombe1, suffisait à raviver son effroi et les cauchemars qui avaient longtemps hanté ses nuits, cauchemars dont, seule, l’influence magnétique de Cagliostro avait réussi à la délivrer. Mais la colère qui gonflait en lui était si violente qu’il éprouva une joie cruelle à lui faire ce mal. Au moins lui avait-il fait perdre sa superbe indifférence.

Lentement, il s’approcha d’elle jusqu’à ce que son propre visage s’inscrivît dans la glace au-dessus de la tête de la jeune femme.

— Tu ne m’as guère pleuré, il me semble ? L’anniversaire de notre doux mariage est encore éloigné de près de trois mois. Ma mort supposée n’en a pas neuf et cependant…

Brusquement, elle fit volte-face sur sa chaise et leva vers lui un visage étincelant de fureur.

— Pourquoi t’aurais-je pleuré ? On ne pleure que ce qui en vaut la peine et toi tu n’as jamais été digne même d’un seul de mes regards ! As-tu oublié ce qui s’est passé au soir de ce mariage dont tu oses te prévaloir ? As-tu oublié que tu m’as laissée seule… toute seule pour courir au rendez-vous que te donnait une maîtresse jalouse… et quelle maîtresse ! L’immonde garce qui ridiculise notre pauvre roi, qui déshonore le trône de France et, qui après lui avoir soutiré un collier de deux millions, jette à la Justice son autre amant, le cardinal de Rohan ! Ah ! vous allez bien ensemble, toi et elle ! Un paysan bâtard, mal dégrossi et une putain…

La gifle claqua comme un coup de fouet. Une autre suivit et une autre encore qui procurèrent à Gilles une espèce de griserie dangereuse. Puis, arrachant Judith de sa chaise, il la jeta brutalement sur son lit où elle s’affala dans un froissement de tissus, disparaissant presque entièrement sous le flot de ses dentelles.

Ne voyant plus d’elle que deux pieds chaussés de pantoufles de satin bleu, Tournemine s’apaisa un peu, juste ce qu’il fallait pour reprendre le contrôle de lui-même. Il en était grand temps d’ailleurs car sa raison, obscurcie d’un brûlant nuage rouge, l’avait abandonné et il avait été, un court instant, sur le point de tuer. L’envie lui en bouillonnait encore au ventre comme les éclairs incandescents d’un soleil sanglant et l’effort qu’il dut faire sur lui-même pour maîtriser cet incendie le laissa tremblant, la sueur au front…

— Il te va bien d’appliquer à d’autres le nom de putain ! gronda-t-il entre ses dents serrées. Tu es devenue, n’est-ce pas, orfèvre en la matière ? Je ne suis sans doute qu’un paysan mal dégrossi, comme tu le dis si bien, mais je m’en retrouve infiniment fier car, chez nous, les paysans, nos femmes savent ce que c’est qu’être veuves et, pour elles, le noir des vêtements de deuil n’est pas destiné à devenir un piège pervers tendu à la lubricité des autres hommes, comme la robe que tu portais hier. Une véritable affiche, cette robe ! Une noble livrée, en vérité pour la dernière des Saint-Mélaine !

Rejetant avec fureur les tissus qui l’empêtraient, Judith fit surgir de leur blancheur son visage, rouge des gifles reçues et ruisselant de larmes.

— Je t’interdis de prononcer ce nom ! Il est mort avec mon père ! Il n’existe plus… et moi non plus je n’existe plus ! Il n’y a plus de Judith de Saint-Mélaine !…

— Je sais !… et je le regrette mais les sirènes ne vivent pas longtemps sur la terre ferme… La mienne repose, pour l’éternité, sous un chêne de la vieille Brocéliande…

Avec horreur, la jeune femme plaqua ses deux mains sur ses oreilles.

— Tais-toi !

— … mais c’est seulement hier soir que je l’ai compris. Trop tard… beaucoup trop tard !

D’un revers de sa main, il essuya son front humide d’une sueur qui se glaçait en dépit de la douceur de la nuit.

— Laissons cela ! soupira-t-il. Nous avons encore tant de choses à nous dire ! Parlons plutôt de ta haine pour la reine. Cette haine, rien ne la justifie : je ne suis et n’ai jamais été son amant. Sur la mémoire de mon père et sur mon honneur, je le jure.

— Et tu t’imagines que je vais te croire ? L’honneur d’un bâtard ! cracha-t-elle avec mépris. Oh ! Tu peux frapper encore, ajouta-t-elle en voyant se lever à nouveau la main vengeresse du jeune homme, il faudra bien que tu entendes ce que j’ai à dire car rien ne me fera taire. Tu oublies que j’ai été bien renseignée sur ton aventure avec la reine ! Tu oublies la lettre que j’ai reçue au lendemain de ce que tu appelles « notre doux mariage » ! Elle m’a amplement éclairée sur ce que vous valiez toi et ta souveraine de carnaval. On connaît ses amants : tu n’as fait qu’allonger la liste, voilà tout !

— Quelle sottise ! J’ai lu cette lettre que Mlle Marjon avait conservée. Ce n’était qu’un tissu de mensonges ourdis par… un membre de l’entourage de Monsieur, dit-il, surpris lui-même de la soudaine répugnance qu’il venait d’éprouver à l’instant de prononcer ici le nom d’Anne.

Mais Judith sauta sur cette dérobade.

— Un membre de l’entourage de Monsieur ? Et qui donc ? La belle comtesse de Balbi, peut-être ? N’a-t-elle pas été elle aussi ta maîtresse ?

— Nous nous égarons. Je n’ai pas à te livrer de nom. Il devrait te suffire de savoir que le prince est depuis longtemps mon ennemi… notre ennemi plutôt car, si tu veux tout savoir, lorsque j’ai été enfermé à la Bastille il m’a menacé de te faire mourir pour m’obliger à lui remettre certains objets…

— Quels objets ? Le portrait de la reine que j’ai trouvé chez toi peut-être ?

— Cela et autre chose… mais si j’ai dû disparaître c’était uniquement pour te protéger, pour te sauver…

Elle haussa les épaules.

— Comme c’est vraisemblable ! Et qui t’a aidé dans cette entreprise ? Car on t’a aidé, n’est-ce pas ? Ce n’est pas si facile de quitter la Bastille en laissant derrière soi un faux cadavre.

— On m’a aidé, oui.

— Et bien sûr c’était encore elle ! Elle, toujours elle ! Elle qui est toute-puissante…

— Elle que tu as voulu assassiner, en même temps que trois enfants innocents… et sans parler d’une foule de malheureux à peine moins innocents ! Comment as-tu pu accepter cette effroyable tâche, devenir meurtrière ?

Sautant sur ses pieds, elle se dressa devant lui, orgueilleuse et menaçante comme un serpent qui va frapper.

— Une justicière ! Cette catin et les bâtards qu’elle a glissés sur les marches du trône ne méritent pas de vivre. Ils déshonorent la royauté, la noblesse tout entière qui s’incline devant eux et baise leurs mains… Et moi, moi que cette femme a si cruellement offensée, moi dont elle a détruit la vie, j’ai fait le sacrifice de la mienne afin de l’abattre car j’étais prête à mourir avec elle ! N’oublie pas que je m’appelle Judith !

— Que tu t’appelais ! corrigea Gilles. N’avons-nous pas admis il y a un instant, qu’elle n’existait plus ? En tout cas, bravo pour la tirade ! Tu possèdes un grand talent, ma chère, et je ne vois pas pourquoi tu ne monterais pas sur les planches. La Comédie-Française t’attend et comme théâtre et galanterie constituent les deux ravissantes mamelles des jolies femmes qui s’y font entendre tu t’y sentiras parfaitement à ton aise quand ton tripot ne marchera plus…