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Et Gilles, avisant une chaise longue disposée devant l’une des fenêtres, alla en ôter une robe qui s’y trouvait jetée et s’installa commodément, en homme qui a tout son temps, prenant soin seulement de garder son épée à portée immédiate de sa main.

— Voilà ! fit-il avec satisfaction. À présent je t’écoute. Dis-moi un peu quelle bonne fée de la lande bretonne, quel korrigan, quel enchanteur Merlin est allé prendre par la main ce digne moribond pour te le ramener à… au fait, où donc ? Ce n’est tout de même pas à Saint-Denis qu’il est venu te trouver ?

— Non, répondit Judith sombrement, c’est au château de Brunoy. Et cesse de persifler : le seul miracle dans notre histoire à tous deux est qu’il soit demeuré en vie et que Monseigneur en ait eu connaissance. Job m’a cherchée quand il est revenu à la vie. Il a battu la Bretagne puis il est venu à Paris. Je lui avais parlé de ma pauvre tante de Sainte-Croix. La chance a fait le reste.

— La chance ! Comme c’est aimable pour moi… Mais c’est vrai, au fait, tu avais jadis une tante à Paris, celle qui était une si fidèle adepte de ce pauvre Cagliostro. D’où vient que tu n’aies pas cherché refuge auprès d’elle après ma mort ?

— J’avais alors besoin d’être puissamment protégée, par quelqu’un d’assez fort pour me venger de Marie-Antoinette. Mais après ma sortie de Saint-Denis, j’ai voulu aller chez elle. Je suis arrivée juste à temps pour recueillir son dernier soupir. Elle était mourante… et c’est auprès d’elle que j’ai retrouvé mon cher Job ! À présent, tu sais tout et je t’en supplie, va-t-en !

— Que je m’en aille ? Mais, ma chère, il n’en est pas question. Je viens de te dire que je voulais voir ce bon docteur Kernoa… il est bien médecin, n’est-ce pas ?

Judith fit signe que oui mais, depuis quelques instants elle faisait preuve d’une nervosité croissante, allant et venant à travers sa chambre en serrant très fort ses mains l’une contre l’autre. Pendant un long moment, elle continua en silence cette promenade agitée sous l’œil de Gilles qui l’observait, intrigué par un comportement si étrange. Elle semblait l’avoir complètement oublié, passait continuellement devant lui sans même lui jeter un regard mais murmurant entre ses dents des mots incompréhensibles. On aurait dit qu’elle discutait avec elle-même ou encore qu’elle luttait contre une puissance invisible. Et le silence profond qui enveloppait cette maison autour de cette femme presque hagarde avait quelque chose d’hallucinant.

Incapable de supporter plus longtemps ces allées et venues, Gilles allait arrêter Judith quand, d’elle-même, elle se planta devant lui et la lumière de la chandelle fit briller des larmes sur ses joues.

— Écoute, fit-elle douloureusement. Il faut que tu t’en ailles ! Il faut que tu comprennes enfin qu’il n’y a plus rien de possible entre nous, que tout est fini. D’ailleurs cela a-t-il jamais commencé ? Nous nous sommes trompés…

— Parle pour toi ! Moi je sais que je ne me suis pas trompé. Toujours je n’ai voulu que toi, je n’ai rêvé que de toi. As-tu oublié nos nuits d’amour et ce soir merveilleux où tu es venue vers moi… où tu disais que tu m’aimais ? Et tu m’aimes vraiment sinon tu n’aurais pas fait ce que tu as fait quand tu t’es cru trompée. Reviens à toi, Judith ! Tu es là, devant moi comme l’ombre de toi-même, prisonnière de je ne sais quel sortilège. Et d’ailleurs n’est-ce pas la seule explication valable ? Sinon comment toi, si fière, si farouche, comment aurais-tu pu consentir à devenir ce que l’on a fait de toi ? La reine de la nuit ! Une tenancière de tripot ! Une fille entretenue… toi, Judith ? Allons donc !

Avec colère, elle se détourna de lui, frappant rageusement le parquet du pied.

— Je ne suis pas une fille entretenue ! Si j’ai accepté de tenir ce rôle, c’est… oh ! et puis je suis bien bonne de te donner des explications puisque tu n’es plus rien pour moi, puisque tu n’as jamais rien été… Mais, à présent il faut que tu t’en ailles… que tu cesses de me tourmenter. Si vraiment tu m’as aimée, laisse-moi !

À nouveau, il la saisit mais cette fois la serra contre lui si fort qu’elle en gémit, lutta pour échapper à son étreinte sans parvenir seulement à la desserrer.

— Pourquoi veux-tu tellement que je m’en aille ? Je t’ai dit que je voulais voir cet homme.

— Non… non ! Laisse-nous tranquilles ! Tu n’as aucun droit…

— Peut-être, après tout, mais cela n’explique rien. D’après ce que j’ai pu apprendre de ce Kernoa, il était… enfin, il est un homme de bien, un brave garçon. Pourquoi donc as-tu tellement peur d’une rencontre entre nous ? Parce que tu as peur, n’est-ce pas ? Peur de quoi ? Il est si jaloux ? J’ai quelque peine à le croire après le spectacle que tu m’as offert hier soir.

Elle se tordit contre lui mais il resserra encore son étreinte tandis que, de sa main libre, il emprisonnait les deux poignets de la jeune femme.

— Tu me fais mal !…

— Aucune importance ! Réponds-moi ! Tu as peur, n’est-ce pas ?

— Oui… oui, c’est vrai… j’ai peur.

— De quoi ? De qui ?…

Brusquement, elle cessa de se débattre. À quelques centimètres de son visage, il vit, avec stupeur, flamber un regard noir, un regard qui n’était que haine et que fureur.

— De qui veux-tu que j’aie peur sinon de toi ? Oui, j’ai peur de toi ! J’ai peur que tu ne me le tues parce que, vois-tu, je l’aime ! Tu n’imaginais pas cela n’est-ce pas ? C’était si commode d’inventer je ne sais trop quelle influence occulte ! Cela satisfaisait ta vanité…

— Ce n’est pas vrai ! C’est moi que tu aimais…

— Peut-être… Oui, je crois que je t’ai aimé un temps. Tu es beau, fort, passionné… Tu m’adorais visiblement et j’étais si seule ! Mais lui, lui, c’est autre chose. Si mes frères ne nous avaient pas retrouvés, j’aurais été heureuse avec lui…

Gilles la lâcha si soudainement que, déséquilibrée, elle faillit tomber. Une main de glace lui étreignait le cœur et il avait l’affreuse impression d’être en train de se vider, tout à coup, de son sang. Il y avait, quelque part en lui, une invisible blessure par laquelle s’en allait sa vie…

— Tu l’aimes ? articula-t-il avec peine.

— Oui… Pardonne-moi !

Si elle n’avait pas ajouté ces deux pauvres mots d’excuses, il eût peut-être douté encore mais, pour exprimer ce semblant de repentir, il fallait qu’elle fût bien sûre d’elle-même… Pour lui cacher la souffrance brutale qui le ravageait, il se détourna d’elle. Le haut miroir de la cheminée lui renvoya une image fantomale, un visage blême aux traits tirés, brusquement vieilli de dix ans. Le sien !… cependant qu’au fond de ses souvenirs une voix hargneuse s’élevait, celle de Tudal de Saint-Mélaine, acculé par lui comme un sanglier dans sa bauge et qui lui avait jeté, avant d’être tué par lui : « Pas la peine de jouer les redresseurs de tort. Tournemine ! Elle se fichait pas mal de toi… » Ainsi, Tudal avait dit vrai et Judith, elle aussi, disait la vérité. Elle aimait l’homme qui l’avait recueillie quand elle fuyait ses frères et lui-même, elle n’était venue à lui que par solitude et parce qu’elle le croyait mort.

Un instant, il ferma les yeux, serrant les poings pour retenir les larmes qui lui venaient et qu’il ne voulait pas lui montrer. L’affreuse petite garce ! Il ne lui avait fallu que bien peu de mots pour détruire sa vie, ses espoirs. Il venait à elle prêt à pardonner pourvu qu’elle voulût bien le suivre. Il voulait l’emmener avec lui à l’autre bout de la terre, comme ils avaient jadis rêvé de le faire. Mais le bonheur de Judith, ce n’était pas de lui qu’il dépendait, c’était d’un autre…