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— Embrassez-moi mieux que ça ! Je vous sens distrait, absent… Je ne vous ai pas vu depuis vingt-quatre heures et vous ne semblez même pas heureux d’être auprès de moi.

— Ne dites pas de sottises. Vous savez bien que si, mais j’ai des soucis, des soucis que vous devriez partager.

— Lesquels, mon Dieu ?

— Comment croyez-vous que Monseigneur a pris la nouvelle du scandale de l’autre soir, sans compter le fait que ce maudit Américain s’en soit tiré indemne ?

— Je ne vois pas en quoi les insultes d’un étranger ivre pourraient inquiéter Monsieur ? Ce sont de ces choses auxquelles on s’expose lorsque l’on ouvre un salon aux joueurs.

— Des joueurs qui devaient être sévèrement triés pour que, justement, nous soyons à l’abri de ce genre d’incident. Vraiment, Judith, vous m’étonnez ! Dois-je vous rappeler avec quelle minutie Monsieur a insisté sur les points qui lui tiennent le plus à cœur ? Dois-je vous rappeler qu’il exige essentiellement le bon ton, l’élégance et la haute tenue de cette maison. ? Nous devons représenter un couple riche et respectable, au sens où on l’entend dans la société parisienne. Vous passez pour la maîtresse d’un fermier général parce qu’il fallait bien justifier votre train de vie mais cela n’entache en rien votre « respectabilité ». Quelle femme du monde n’a pas d’amants ? Il vous en fallait un, au contraire, et très en vue pour asseoir votre réputation de femme supérieurement belle. J’avoue, d’ailleurs, que nous étions en bon chemin car cette réputation, jointe à la parfaite correction de nos jeux et à la largesse avec laquelle nos banquiers savent perdre, était en train de devenir flatteuse. Nous approchions lentement mais sûrement de notre but. Le comte de Vaudreuil, l’ami de la reine, et son autre ami, le comte Esterhazy ne sont-ils pas venus la semaine passée, à trois jours d’intervalle ?

— Je sais cela mais entre le fait que ces deux hommes soient venus ici, ce qui est normal pour deux gentilshommes aimant vivre, entre leur venue, donc, et celle de la reine, il y a tout de même une énorme différence et je vous avoue, moi, que je n’ai jamais beaucoup cru à une telle possibilité…

— C’est que vous ne la connaissez pas comme la connaît Monseigneur. Vous n’imaginez pas à quel point elle aime le jeu. En dépit des défenses du roi, elle tient table ouverte à Trianon et nous savons, de source sûre, qu’elle est allée un soir, masquée, bien entendu, jouer chez le duc de Dorset, l’ambassadeur d’Angleterre où l’on joue un jeu d’enfer et qui est de ses intimes. Elle perd d’ailleurs beaucoup plus souvent qu’à son tour. Vaudreuil et Esterhazy ont gagné ici, eux, et ils gagneront encore. Vous pouvez être certaine qu’elle aura envie de connaître le plus élégant tripot de Paris… et la femme que l’on dit la plus belle de France. Elle viendra, vous dis-je ! Masquée, entourée de deux ou trois amis, mais elle viendra. Monsieur est sûr que Vaudreuil l’amènera : c’est un homme sans morale.

— Que se passera-t-il alors ?

— Je l’ignore. C’est là le secret de Monsieur mais je crois pouvoir vous affirmer, si je connais bien Monseigneur, que votre vengeance sera pleinement satisfaite…

— Ce serait trop beau ! Elle ne viendra pas.

— Mais si ! Nous y comptions bien. Il suffisait d’attendre que son Suédois, son chevalier blanc, soit reparti pour ses glaces nordiques et cela ne saurait tarder car son roi le rappelle… Or c’est juste maintenant que cet imbécile d’Américain est venu se jeter à la traverse.

Du revers de sa main, Gilles essuya la sueur froide qui coulait de son front. Ce misérable, qui semblait connaître à fond la Cour, l’entourage de la reine et Monsieur par-dessus le marché, étalait avec un effrayant cynisme et une complaisance révoltante un plan destiné à achever l’ouvrage de la comtesse de La Motte, à faire monter de quelques degrés la vague de boue lancée à l’assaut du trône en y précipitant la reine… En dépit de ce qu’il venait de subir dans cette maison, le chevalier bénit néanmoins le sort qui l’avait ainsi amené au cœur d’une conspiration plus infâme encore que toutes les autres. Il fallait essayer d’en savoir plus.

— Ne dramatisez pas ! disait Judith. Paris oublie vite les affaires de ce genre.

— Cela me paraît difficile. Vous oubliez, vous, qu’un ministre plénipotentiaire étranger s’est battu pour vous.

— C’est vous qui ne comprenez rien. Si le prince Caramanico s’est fait mon champion, c’est parce qu’apparemment il m’en a jugée digne…

Kernoa ricana.

— Digne ? Le beau mot ! Il a envie de vous, tout simplement. Il est amoureux fou. Je suppose que vous le savez ?

— Bien sûr, mais c’est l’effet produit sur le monde qui compte. Au fait, comment va-t-il ?

— Il s’en tirera. Heureusement, d’ailleurs, car, autrement, je ne donnais pas cher de notre entreprise. À présent, écoutez-moi bien. Nous allons garder cette maison fermée encore deux ou trois jours : vous êtes partie vous rétablir à la campagne. La semaine prochaine, vous reviendrez et nous ouvrirons de nouveau. Vous irez faire visite au prince pour le remercier de son intervention et tout, du moins nous l’espérons, reprendra son cours normal. D’autant que votre Américain qui a toutes les chances de ne jamais revoir son pays, ne viendra certainement plus nous ennuyer…

— Comment cela ?

— Cela m’étonnerait qu’il quitte la France vivant et que la chance de cette nuit se renouvelle. On va l’attendre à Brest et aussi au Havre mais surtout à Brest. Il veut sans doute rejoindre l’amiral John Paul-Jones qui met prochainement à la voile pour Boston mais on le guettera aussi au Havre pour ne rien laisser au hasard.

— Comment savez-vous qu’il va en Amérique ?

— Je viens de passer chez lui. Il est parti avec armes et bagages. Ce n’est pas bien sorcier de deviner où il va… À présent, ma chère, je vous donne le bonsoir et je vais dormir, si vous le permettez. Je suis rompu…

— Oh non ! Pas encore ! Vous venez d’arriver ! Ne pouvez-vous rester un moment avec moi ?

— Je le voudrais, ma chérie, mais c’est impossible. J’ai besoin de repos, vous le savez, de grand repos et je mène, actuellement, une vie exténuante. Bientôt il va faire jour…

C’était vrai. Le cabinet de toilette où se cachait Gilles semblait déjà moins obscur et peut-être allait-il falloir songer à battre en retraite mais les pieds du jeune homme étaient positivement rivés au sol. Il ne parvenait pas à se décider à fuir. Ce qu’il allait entendre, d’ailleurs, n’allait pas lui faire regretter d’être resté plus longtemps. Cela commença par un profond soupir de Judith puis sa voix s’éleva de nouveau, un peu tremblante comme si elle retenait des larmes.

— Je sais tout cela, mon cœur, mais il me semble que, si nous pouvions être tout à fait l’un à l’autre… non, non, ne vous fâchez pas ! Étant donné la gravité des blessures que vous avez reçues de mes frères, votre vie serait encore en danger peut-être si vous vous abandonniez tout à fait à l’amour physique. Mais au moins permettez-moi de rester auprès de vous, de partager votre chambre. Nous serions ensemble, au moins, et… et cela m’aiderait !

Il y eut un autre soupir mais, cette fois, poussé par l’homme.

— Pourquoi êtes-vous si cruelle, Judith ? Si égoïste aussi ? Je souffre déjà bien assez sans ajouter encore à mes maux le supplice de Tantale. Le traitement que l’on me fait suivre m’oblige à demeurer chaste, à vous traiter en sœur en dépit de l’amour… et du désir que j’ai de vous. Cela ne durera pas, vous le savez. Un jour, nous serons l’un à l’autre… entièrement et ce jour est peut-être plus proche que vous ne l’imaginez. Alors, sachons attendre et aidez-moi au lieu de me compliquer la tâche. Ne voulez-vous pas m’aider ?