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En foi de quoi, parvenu à la place Louis-XV, Gilles, au lieu de continuer vers la barrière de la Conférence, piqua vers le faubourg Saint-Honoré. Fersen y habitait un appartement qu’il louait dans l’hôtel de la comtesse de La Fare et, à cette heure matinale, il était à peu près certain de le trouver au logis. Profondément endormi à coup sûr mais ce ne serait pas la première fois que Gilles le tirerait de son lit.

Or, à sa grande surprise, Axel était déjà levé. Drapé dans une robe de chambre et assis à une petite table il s’apprêtait à attaquer un solide petit déjeuner quand Tournemine se fit annoncer ou plutôt fit irruption dans sa chambre sans même donner à Sven, le fidèle valet-secrétaire, le temps de l’annoncer.

— Dieu soit loué tu es encore là ! s’écria-t-il en guise d’entrée en matière.

Pivotant sur sa chaise, Fersen le considéra avec une stupeur amusée où se mêlait un peu d’agacement.

— Quand donc perdras-tu l’habitude de tomber sur les gens comme une tuile un jour de grand vent ? Bien sûr, je suis encore là ! Je ne quitte la France que le 20 de ce mois…

— Pour la Suède !

— Pour la Suède mais via l’Angleterre. Ah ça, mais qu’est-ce que tout cela veut dire ?… Tiens ! Mais, au fait, te voilà redevenu toi-même ? Tu as décidé de ressusciter ?

— J’ai décidé d’escamoter momentanément le capitaine Vaughan qui est devenu encombrant. Cela dit, si je te tombe dessus de façon aussi peu protocolaire…

— Tu crois ?…

— … ce dont je te demande pardon…

— Pas possible ? Tu te civilises…

— Cesse de m’interrompre tout le temps ! Je n’ai pas envie de rire. Si donc j’arrive ici à cette heure c’est parce que j’ai besoin de toi.

— Le contraire m’aurait étonné mais, en général, tes initiatives sont assez heureuses. Qui veux-tu sauver, cette fois ?

— La reine, une fois de plus. Mais si tu trouves que j’abuse…

Il tourna les talons, faisant mine de se diriger vers la porte. Fersen se jeta littéralement sur lui pour le ramener vers la table.

— Assieds-toi ! Tiens ! Tu vas déjeuner avec moi. Holà, Sven ! Du café, du beurre, du jambon, des œufs, vite !

En dépit de ses soucis, Gilles ne put s’empêcher de rire devant cet empressement subit.

— Quel passeport que le nom de Sa Majesté ! dit-il. Mais sincèrement, Axel, l’affaire est presque aussi grave que celle de Seine-Port, quoique moins urgente sans doute. Il ne s’agit plus de faire sauter un bateau.

— De quoi alors ?

— Honnêtement, je n’en sais rien… Tout ce que je sais, c’est que la reine y risquera son honneur, sa couronne, sa vie peut-être…

— Que ne vas-tu tout dire au roi ?

— C’est impossible. D’ailleurs cela ne servirait à rien : elle ne l’écoute jamais. Toi, elle t’écoutera.

Le beau visage pâle du Suédois s’empourpra brusquement mais il y avait plus de joie que de confusion dans son regard quand il murmura :

— Si tu ignores la nature de ce danger, comment veux-tu que je me fasse entendre ?

— Je vais te raconter les dernières quarante-huit heures de ma vie et, surtout, les trois dernières. Tu jugeras. Mais avant donne-moi une tasse de café. Jamais je crois je n’en ai eu autant besoin.

Il en avala trois coup sur coup puis, aussi succinctement, aussi rapidement que possible, il raconta ce qu’il avait vécu depuis sa sortie de l’hôtel de Langeac en compagnie de William Short jusqu’à l’aube de ce jour. Assis en face de lui, les coudes sur la table et le menton dans ses mains, Fersen l’écouta sans l’interrompre mais Gilles pouvait voir son visage se rembrunir à mesure que se déroulait le récit. Quand ce fut fini, Axel le regarda se verser une nouvelle rasade de café et l’avaler, brûlante, d’un trait. Puis, hochant la tête :

— Mon pauvre ami ! murmura-t-il avec une chaleur qui surprit Tournemine.

Fersen n’était pas homme à extérioriser beaucoup ses sentiments. Son visage ressemblait la plupart du temps à un beau marbre clair, poli et froid. Mais à cette minute la compassion et une sorte de tendresse l’animaient. Le Breton eut un demi-sourire, presque aussi triste que des larmes.

— Merci…, dit-il seulement.

— De quoi, mon Dieu ?

— D’avoir pensé à moi, à ce que je subis, avant de parler de la reine ! L’amitié d’un homme tel que toi, je crois bien que c’est de cela que j’avais le plus besoin à cette minute…

— Ne me remercie pas. Je t’aime bien et cela me peine de te voir malheureux. Tu mérites tellement mieux. La reine a raison : cette Judith ne te mérite pas.

— Qu’elle me mérite ou non, de toute façon cela n’a plus guère d’importance et sans doute a-t-elle des excuses si j’en juge cet étrange sommeil où je l’ai vue plongée…

— Peut-être. En tout cas, je te remercie d’être venu à moi. Sois sans crainte : jamais la reine ne mettra les pieds dans cette maison à présent. J’en fais mon affaire et je t’en donne ma parole de gentilhomme ! Je sais que Vaudreuil, déjà, lui en a parlé, cet Esterhazy que je déteste également. Cela ne me plaisait pas car elle semblait trop intéressée. Autrement dit, tu arrives à temps. Je la verrai avant mon départ et je l’avertirai. Mais toi, que vas-tu faire à présent ?…

— D’abord rentrer à Versailles où j’ai envoyé Pongo avec mes bagages, m’y reposer vingt-quatre heures puis partir pour la Bretagne. Il faut que je sache, à tout prix, si le Kernoa que j’ai vu est le bon…

— Tu as tort, Tournemine. Pourquoi ne pas essayer d’effacer une bonne fois toute cette histoire ? Que t’importe, à présent ? Cette femme ne t’aime pas, ou ne t’aime plus mais, quoi qu’il en soit, ce n’est qu’une femme parmi tant d’autres. Elles sont des milliers, à travers le monde celles qui, aussi belles et plus douces, t’apporteraient la consolation de leur amour et de leur beauté. Cesse un moment de vivre pour les autres, roi, reine ou épouse, et songe un peu à toi-même !

— De toute façon, il vaut mieux que je m’éloigne un temps. Que ce soit sous l’aspect Vaughan ou sous celui-ci je suis menacé puisque, cette nuit, Antraigues m’a reconnu et que Provence, à cette heure, doit savoir que je suis vivant. Cela n’aurait pas beaucoup d’importance d’ailleurs si je ne risquais d’entraîner dans le danger ceux qui m’entourent : Pongo qui a failli être assassiné cette nuit et l’excellente Mlle Marjon chez qui je reviens, par exemple…

— Alors reste avec moi jusqu’à mon départ et ensuite accompagne-moi en Angleterre et en Suède. Je te présenterai à mes sœurs, Sophie et Hedda, à mes cousines Ulla et Augusta qui sont deux des « Trois Grâces » de Suède. Tu les aimeras comme tu aimeras mon père, le maréchal, pour qui l’honneur a plus de prix que la fortune, ma mère si belle et si sage ! Ils te rendront la famille que tu n’as jamais eue et, dans la sérénité de notre domaine de Ljung, tu te retrouveras toi-même : un homme libre.

Profondément ému, Gilles prit le Suédois aux épaules et fraternellement l’embrassa.

— Merci, Axel… je n’oublierai jamais que tu m’as offert généreusement une place à ton foyer. Mais un homme n’échappe pas à son destin et je n’ai pas le droit de me désintéresser de Judith tant que je n’ai pas la preuve formelle qu’aucun lien valable ne m’attache à elle car, au jour de notre mariage, je lui ai juré aide et protection. Je ne faillirai pas à ce serment, même si c’est contre elle-même que je dois la protéger.