Tu vois, lui dis-je en arpentant la Suszob Bahn, je ne pourrai jamais m'intéresser à un peuple qui pense en lettres gothiques. Au lycée, j'ai chié des casques à pointe pour apprendre l'allemand ; moi, le rapprochement de l'après-guerre, j'en ai rien à secouer ; je trouverais plus confortable de les garder comme ennemis héréditaires, ces nœuds.
Maintenant qu'on n'en a plus, on se sent vides. Ils pourront s'évertuer, les politiques, le Chleuh conservera toujours un mépris admiratif pour le Français, et le Français une crainte méprisante pour l'Allemand. On est voisins mais antagonistes par essence. Quand je regardais Von Karajan diriger son Philhamonique, j'éprouvais toujours l'impression qu'il avait fait fusiller une douzaine de ses musiciens avant le concert et qu'il en ferait flinguer douze autres après.
— En somme, t'es raciste, conclut M. Blanc. T'aimes bien les bougnoules, mais tu détestes les Teutons.
Il s'arrête en apercevant une immense enseigne au néon violet accolée du haut en bas à un immeuble. « Les Délices » ; c'est écrit, en français !
— Voilà l'usine de notre Cléopâtre, m'annonce M. Blanc.
Arts déco, la façade. Tu croirais une lampe de Galle. Le pied de la lampe étant la lourde de l'établissement. Un aboyeur saboulé en chasseur de chez Maximes promet des ambiances rarissimes en allemand et en anglais. Étant polyglotte, il les traduit en français lorsqu'il nous entend user de cet idiome.
On commence par une volée de marches garnies de moquette mauve, on descend jusqu'à un sas où une gonzesse vêtue seulement d'un Tampax et d'un collier de chien s'occupe du vestiaire. Elle hérite nos pardingues et nous remet en échange un badge que ça représente une chatte entrouverte et frisée blond. Le nombre 28 est imprimé pardessus. Une autre nana, avec des bas, un porte-jarretelles à fleurs et vingt kilogrammes de nichons nous ouvre une porte matelassée et le badaboum me cueille de plein fouet. Ces viornes de boîtes de nuit m'ont toujours filé des spasmes dans l'horlogerie interne. Je me sens mourant depuis que je me sais mortel, mais ces lieux accélèrent les choses et me propulsent sur les rives fangeuses de l'agonie.
Je cabre. Jérémie, qui le sent, me pousse avec fermeté.
On est pris en charge par d'autres personnes du beau sexe aux culs étranges venus d'ailleurs. T'as de l'Asiate, de la Moricaude, de la Suédoise imitation, de l'Auvergnate authentique, et puis encore et encore, à croire qu'aux Délices, le personnel est plus nombreux que la clientèle. Mais c'est une erreur car, lorsque tes falots sont accoutumés à la pénombre, tu t'aperçois que la taule est bondée. Deux gerces coloured nous dénichent cependant deux poufs dans un recoin, car ici on ne s'assied pas vraiment : on se vache.
— Que prendrez-vous ? me questionne une Saïgonaise qui s'est refait une santé depuis le Boat People.
— Des boules quiès et un bloody-mary chargé à mort, ma chère Fleur de Membrane.
Elle sourcille pas. Ces gens, pour les estomaquer, faut appuyer sur les pédales, espère !
Jérémie commande un cocktail de jus de fruits (exotiques si possible) et on laisse venir.
Pour l'instant, il ne se passe rien. Ça vacarme, ça bavasse, ça bécote et pelotaille un peu partout. Ça picole aussi et surtout.
— Quand je pense, soupiré-je, que tu m'as infligé ce voyage pour m'amener dans un endroit aussi débile !
— C'est pas ce boxif qu'on vient voir ! proteste le négro spirituel.
Le pire de ces lieux nocturnes, après le bruit, c'est l'odeur.
L'accumulation des parfums et des sueurs intercontinentales me flanque une monstre gerbance. Ça fouette l'humain en déchéance ; tu rêves d'une bonne douche aux mille jets récurateurs.
Les pin-up court-vêtues nous servent. On boit. quelques couples dansent à la désœuvrée, chaque gambilleur se tenant à trois mètres de son partenaire. Près de nous, par contre, un minet frivole turlute son barbon berlinois tandis que, tout au bout du renfoncement, une nana fait à son mec le coup du Poséidon. Franchement, tu me connais : je suis le contraire de bégueule, mais je trouve qu'on en prend trop à son aise, de nos jours !
Je lichetrogne mon bloody-mary (la mixture favorite du Dabe) et je prends ces mûles en patience. Une heure s'écoule, puis la zizique cesse et c'est comme si on te flanquait un grand seau de silence en pleine poire. C'est sûrement ça « les délices » promises par l'enseigne : l'interruption des sévices !
Une voix annonce en boche, angliche, françouse que le moment des attractions internationales est arrivé et qu'on va avoir droit à du jamais vu, qualité surchoix ! Programme heurff en plein ! Pour commencer, Peter Panpan, le célèbre ventriloque, l'homme qui fait parler sa bite !
Projos croisés : jaune et rouge ! Et viva Espana ! Débarque alors un grand rouquin en habit et cape noire doublée rouge. Chapeau et tête à claques, évidemment. Il a le sourire suffisant d'un qui s'aime et n'a jamais rien rencontré de plus beau que lui depuis sa naissance.
Il balance en outre-rhinien une plaisanterie que je pige pas et qui fait s'esclaffer sept connards de l'assistance natifs de Westphalie ; puis il dégrafe sa cape d'un mouvement théâtral, et alors c'est la formidable pinte de bon sang. Ya yaïe !
J'ai jamais rien vu de plus drôle depuis qu'Adam a tiré la mère Eve ! Tu parles d'un facétieux, l'aminche ! Spirituel à ce point, je croyais pas ! A se tenir les côtes !
Figure-toi qu'il a la braguette béante, Peter Pan-pan, et en sort une biroute en carton-pâte d'un mètre, dodue, violacée, avec des roustons poilus gros comme des noix de coco.
Et elle est articulée, cette prothèse ridicule. Sa belle tête de charcutier munichois peut faire jawol ou nein à volonté. Alors, tu l'as deviné, il se met à lui poser des questions, et la tête de nœud lui répond en prenant la voix du chancelier Kohl dont elle a d'ailleur le profil. Inénarrable, je te répète ! Les « Roupettes Chauves » peuvent aller se déshabiller, toutes : la grenouille, le vautour, l'ours et les deux petits vieux dans la loge ; plus le saxophoniste verdâtre !
Je laisse ce génial artiste faire ses besoins en public, profitant de sa prestation pour commander de nouvelles consos.
C'est tout de suite après lui qu'on nous annonce la célèbre Kamala Safez, la première chanteuse du Caire (à droite quand tu sors de la Grande Pyramide).
Sa particularité suprême ? Elle danse du ventre en chantant. Faut le faire !
Les projos deviennent verts pour l'accueillir (vert Nil, œuf corse).
Et alors les baignes crépitent. Cette fois on ne rit plus. On a la gorge ensablée ! De la personne commak, c'est pas fatalement de l'autre côté du bassin méditerranéen que tu en trouves.
Un corps merveilleux, souple, lascif, provocant ! Pourtant, je ne suis pas fana des peaux blanches. La sienne est blafarde comme celle de la Dame aux Camélias (d'après ce qu'on m'a raconté). Des étoiles de strass sur la pointe des loloches, un cache-sexe large comme une menotte de bébé ; elle fait la route avec, Kamala. Son regard intense est plus salingue qu'une partouze de notaires.
— Tu la reconnais ? chuchote M. Blanc.
— Non.
— Cependant, tu lui as parlé dans l'avion.
— Je ne me souviens de rien.
Je sens bien qu'il espérait le bon déclic, mon petit camarade. La réaction électrique. Il croyait que j'allais balancer un « bon Dieu mais c'est bien sûr ! » fameux.
Au lieu de, je m'exorbite sur la gonzesse. Apprécie ses formes, sa souplesse, sa coquinerie. Une liane, Éliane ! Le serpent des pharaons ! A la fois provocante et mystérieuse.
Une musique en play-back, retentit nasillarde, mélopesque où domine l'aigrelet lamento d'une petite flûte. Elle commence à trémousser. De Dieu, ce travail ! Complètement désarticulée, la mère ! Son bide est à New York quand son prose est à Moscou, et visez-moi ça ! J'arrives pas à suivre les gambades de son nombril, tellement qu'il yoyote vite !