Quelques pas de danse et elle se met à chanter. Sa voix, pas à tergiverser, te saute au paf d'emblée, vraoum ! Te remue tous les dépôts de l'âme : ces trucs qui stagnent, dont on s'accommode sans mal et qu'on oublie. Les sédiments se remettent en activité. T'apportent un temps de régénération.
Tu suis son lent déplacement, ses contorsions inimaginables ; et tu écoutes cette voix éperdue. Et en toi, tout se débine vers des félicités. T'es charmé yeux et oreilles. Plus ce sixième sens, pas encore catalogué à ce jour, et je dépose requête à son sujet, qui est le sens du cul (pour parler sommairement) auquel participent les cinq autres. Le sens des sens, quoi !
Je veux qu'on le reconnaisse ! Le sens de la baise. Le sens du désir. Le sens de la mouille, de la banderie ! Allez, je veux pas crever avec une telle lacune ! Je vois, j'entends, je renifle, je goûte, je touche, merci, bravo ; mais la trique ? Mais l'émoi ? Mais cette alerte merveilleuse du corps s'enflammant pour un autre ? C'est un sens, ça ! Pourquoi ne l'a-t-on pas reconnu, catalogué ? Trente millions d'années à hypocriser par défaut ?
Merde ! J'insurge ! Je veux plus. J'ai des droits : je suis vivant ! J'exige réparation ! Je suis terrien à part entière ! Je laisse monter, je laisserai des cendres ! J'occupe un certain volume (voire un volume certain). Je tire des coups, moi aussi ! Des visions m'humectent. Alors j'appelle ça comment ?
Mais répondez-moi, bordel, les lettrés, académiciens, grammairiens, naphtalineurs du vocabulaire !
Je dis quoi, pour exprimer qu'il se passe un frémissement dans mes burnes ? Que l'envie me biche de fliquer une frangine ? quel est le nom du sens souverain qui fait de ma grosse veine bleue un lierre sur un tronc ?
Elle chante et danse.
Les julots retiennent leur souffle ; même les gonzesses qui ne bouffent pas du gigot à l'ail sont troublées ! La salle retient son souffle, suspend son viol.
Elle fait un malheur, Ninette !
Après cette première goualante, elle en dégosille quatre autres. Sagement, elle rengracie ensuite bien que le public en exige encore. Faut pas fatiguer. Les laisser sur une bonne impression. C'est avisé comme démarche.
— Tu m'attends un instant ? demande M. Blanc en se levant.
— Où vas-tu ?
Mais il est déjà perdu dans l'obscurité, noir au point qu'il est, comme dit ce salaud de Bérurier !
Une entraîneuse vient draguer dans mon secteur. Me demande si je m'ennuie, si j'accepterais sa compagnie et qu'elle serait aussi honorée que Balzac si je lui offrais une coupe.
Je m'en débarrasse en l'affirmant que je suis pédé comme un phoque et que moi, les nanas, tout ce que j'accepte d'elles, c'est qu'elles cirent mes pompes, et encore je préfère que ce soit un mec qui le fasse !
Elle se tire.
D'ailes.
Une troisième attraction, now : un numéro de danse érotique par la famille Tuyau de Poêle grand-père, mémé, papa, maman, Vévette, Riton, la bonne et le garçon boucher ! Une monstre empoignade généralisée. Le strip déliquescent. Grand maman ôte son corset et ses béquilles ; sa grande culotte à six places, tout un saint-frusquin du diable, ça fait marrer le monde. Les gens raffolent du grotesque. Tout ce qui peut humilier les ravit. Le pantomime continue dans ce style. Y a franchement que des cervelles allemandes pour enfanter une attraction de ce tonneau (de bière !).
Ils en sont à Riton qui minouche sa grande sœur pendant que le louchébem emplâtre la boniche en levrette, lorsque M. Blanc se pointe (d'asperge) escorté de Kamala Lafez.
Celle-ci a troqué ses huit centimètres carrés de vêtements de scène contre une robe du soir verte, à encolure carrée, très arabisante.
Le noirpiot, 13 à Alès, (qu'est-ce que je déraille là ! je voulais dire très à l'aise), fait les présentations.
— Que prendrez-vous, mademoiselle ?
Bien que musulmane, elle gorgeonne du roteux, la superbe.
Comment M. Blanc s'est-il débrouillé pour l'inviter ? L'accès des loges, dans cette taule, c'est pas les Galeries Lafayette ! Et puis tu connais les Teutons ? Le racisme serait plutôt endémique chez eux ! Si tu les fais choisir entre massacrer un nègre ou un coiffeur, ils te répondent « Mais pourquoi un coiffeur ? »
Dans ces contacts nuiteux : artistes de cabaret-clients, y a toujours un temps mollasson où chacun cherche le ton et ses mots. On n'échappe pas à cette indécision.
Jérémie prend les choses en main.
— Vous étiez bien dans l'avion Damas-Paris, le 7 janvier dernier, n'est-ce pas ? demande-t-il à Miss Kamala.
Elle le regarde puis :
— En effet. Pourquoi, vous vous y trouviez également ?
— Pas moi : mon ami !
Du coup, elle me file un coup de périscope plus appuyé.
— Exact, fait-elle, je me souviens de vous. Vous voyagiez en first, auprès d'un petit garçon ; et vous m'avez parlé devant la porte des toilettes.
Moi, c'est comme si on me peignait la frite au minium. Tu comprends, cette gerce me prouve que j'ai des zones blanches dans mon caberluche. La mémoire qui patine. Elle est la preuve vivante de ma délabrance mentale.
— En effet, réponds-je sèchement.
La chanteuse-danseuse m'allonge un regard salingue.
— Vous m'avez fait un de ces rentre-dedans ! assure-t-elle.
— Vous parlez admirablement le français pour une Égyptienne, coupé-je.
— Probablement parce que je suis née quai de Bercy, à deux pas de l'ancienne Halle aux Vins !
— Je parie que vous vous appelez Ernestine Macheprot, comme tout le monde ? plaisanté-je.
Elle pouffe :
— Là, vous m'en demandez trop ! Je suis réellement égyptienne, mais de mère italienne. Mon père est retourné au Caire lorsque j'avais quatorze ans.
Elle nous bonnit sa vocation : le chant, la danse. Elle a suivi des cours chez une vieille artiste au rancart qui habitait près de chez eux, rue Fouad Voklamar dans le centre du Caire. La danse du bide, pas de la sucrette ! Les exercices que tu dois exécuter pour t'y entraîner ! Rappelle-toi que ça libère l'intestin ! T'as jamais vu une danseuse du ventre prendre de laxatifs.
Elle jacte. Ça vire au ronron (du Bey du Radada). Je cesse d'écouter. J'en reviens à mon amnésie. Et aussi à l'évidence que nous avons fait chou M. Blanc en nous pointant à Berlin. Cette fille n'a rien à voir avec mes problos méninges. La façon spontanée dont elle a parlé de notre rencontre le prouve. C'est un être spontané : l'hérédité italoche, je subodore.
Elle nous demande ce qu'on fait dans la vie ; on lui dit tout : qu'on est dans l'import-export. On vient pour passer un marché avec une fabrique berlinoise, concernant la fabrication de bâtons de sucettes en matière plastique.
M. Blanc, il doit partager ma décevance, probable. Alors il cherche à s'accrocher aux dernières branches du fraisier. Il demande :
— Vous étiez allée à Damas pour des raisons professionnelles.
— Oui, j'avais participé à une grande fête organisée par l'ambassade d’Égypte en l'honneur du gouvernement syrien. Cette soirée de gala a eu lieu dans les jardins de la Résidence et ça a été fantastique !
On ne devrait pas se regarder, Jérémie et moi ; et malgré tout, il nous est impossible de ne pas le faire.
Il a suffi d'un mot, d'un seul, pour que, brusquement, nous reprenions espoir. Et c'est le mot Résidence. En un éclair, j'ai retrouvé mon cauchemar de la nuit précédente. Je dormais dans la Résidence. Et j'avais mis mon réveil pour aller trucider « LE » général !
Se berlurons-nous ?
Pas impossible ; mais notre sursaut a été tellement spontané, le noirpiot et ma gueule ! Résidence !