En attendant, j'en ai gros sur la patate du lâchage d'Alexandre-Benoît ! Il fut des temps, pas si lointains, où il ne mêaurait pas quitté d'une semelle en me voyant dans le blitz. Mais depuis que je me suis intéressé à M. Blanc, il me boude. La jalousie ! Tous les hommes, c'est ça qui les tue : ils sont jalminces.
— A propos de Damas, Antoine, il faut que je te signale quelque chose.
— Quoi donc, ma poule ?
— Le 2 janvier, tu as reçu un coup de téléphone qui a semblé te contrarier fortement et dont tu n'as pas voulu me parler.
— Je sais.
— Peu après, tu es parti pour Paris. Auparavant, tu es monté dans ta chambre pour te mettre en tenue de ville.
— Et alors ?
— Ce matin, en faisant ta chambre, j'ai ouvert le tiroir de ta table de travail pour y ranger des stylos et des agrafes qui traînaient. J'y ai trouvé un gros horaire d'Air France ouvert à la page des vols Paris-Damas.
— Ah bon !
— En travers de la page, il y avait ta trace de quelque chose d'écrit. Je suppose que tu as pris une note sur un feuillet de bloc en te servant de l'horaire comme support. A l'aide de ta loupe, j'ai pu lire ce texte.
— Hé, dis donc, mother : j'ai de qui tenir ! Et il y avait quoi d'écrit ?
— Un instant, je l'ai noté.
Elle fonce à la cuistance, marchant en arc de cercle, la pauvrette, biscotte le petit enfoiré d'Apollon-Jules qui ne quitte ses bras que pour ses genoux. Je l'entends farfouiller entre les pots de faïence garnissant son étagère café, farine, pâté, thé, etc.
C'est là qu'elle place ses pense-bêtes, notes d'épicerie, cartes postales familiales. Une sorte d'étrange bureau qu'elle s'est aménagé au coeur de son antre. On y trouve des pointes Bic, des enveloppes, des blocs réclames…
— Tiens, mon grand.
Le grand trembille un peu des salsifis en saisissant le papelard de sa chère Féloche.
Il lit Gl Gamal Halaziz.
Gl signifie probablement général, non ?
Mais alors, voilà qui recolle à mes hallucinances de l'autre nuit, chez la colonelle Curet-Trécy, lorsque j'ai épouvanté Cadillac V 12.
— Ca t'intéresse, mon grand ?
— Plus que tu ne crois, ma poule. Sans doute as-tu déniché la clé de ma petite affaire embrouillée.
— Si ça pouvait être vrai !
Là-dessus, Toinet rapplique de sa turne, son travail scolaire achevé. Les yeux cernés, l'artiste. Ça vient des compos ou des branlettes ? Précoce comme il est, ce gueux, il doit déjà se jouer les grands airs d'opéra à la clarinette baveuse, je parie. L'an prochain, il commencera à palper la moule de Maria, je te parie n'importe quoi !
Content de me voir. D'emblée, il me raconte qu'ils le font chier avec les affluents de l'Amazone et la balance commerciale du Brésil dont lui-même se balance à en faire craquer son froc !
M'man, qui savait télépathiquement ma venance, a mijoté la blanquette de veau des grandes occases. Moi, tout en savourant, je pense au supposé général Gamal Halaziz. Personnage clé de cette mystérieuse histoire ?
La nuit qui suit est un enchantement ; je dors d'une traite et sans cauchemarder, preuve que j'avais vraiment besoin du logis maternel.
CHAPITRE X
Un peu longuettes, les formalités policières. Un grand escogriffe au nez en bec de rapace, avec les poils de sa poitrine qui lui sortent du col sous le menton. Il est vert comme une olive verte et son regard est noir comme deux olives noires.
Ce qui le tarabuste, c'est que je revienne à Damas si peu de jours après en être parti.
Je lui répondrais bien que je come back pour y chercher un bouton de manchette perdu dans la Grande Mosquée, mais il aimerait pas. Alors je lui narre qu'en ma qualité de haut fonctionnaire français, j'ai affaire avec d'autres hauts fonctionnaires syriens pour des raisons d’État qu'il est délicat d'énumérer dans une file de voyageurs.
Il finit par consigner mon blaze sur un cahier spécial, puis il photocopie mon passeport, et comme il n'a pas suffisamment de place chez lui pour me prendre en pension, finit par me laisser vaguer et divaguer à ma guise.
Des odeurs orientales flottent dans l'air chaud. Jérémie, qui m'observe en biais, demande :
— Ça ne te rappelle rien, cet aérodrome, ces odeurs, ces gens ?
— Non, mon pote : rien !
On sort en coltinant sur l'épaule un léger bagage.
Une file de taxoches délabrés poireautent sur l'esplanade. On s'en offre un, légèrement plus merdique que les autres, couvert de gnons, crevassé, rouillé, rafistolé, dont le conducteur, vêtu d'une blouse grise et coiffé d'un béret, ressemble à Homar Sharriff dans Docteur Jivaros.
Comme la plupart des Syriens, il parle à peu près anglais.
— Vahadache Hotel, je lui implore.
Puisque c'était l'établissement où je comptais descendre, lors de mon premier voyage et où l'on ne m'a jamais vu arriver.
Il démarre le long d'une belle route bordée de palmiers. Des paysans avec des ânes ou des dromadaires cultivent des champs inondés de lumière davantage que d'eau. On voit passer des camions de l'armée, lestés de soldats, et puis des chenillettes, des jeeps, des motos. Le pays est sur le pied de guerre, dirait-on.
Je me penche vers le driver.
— Vous avez entendu parler du général Gamal Halaziz ?
— Bien sûr ! répond-il en continuant de mâchonner une branchette de laurier.
— Il est syrien ?
— C'est un héros national.
— Savez-vous où on peut le trouver ?
L'autre me toise dans l'ultime petit éclat de glace encore fixé à son rétroviseur. Ma question paraît le déconcerter.
— Eh bien, au mausolée Gamal Halaziz, finit-il par articuler.
A mon tour d'époumoner des méninges.
— Comment, ça, le mausolée ? Vous voulez dire que… qu'il est mort ?
Mon guignolet trépigne dans ma cage tauromachique (comme dit ce salaud de Béru !). Si le général est mort, ne serait-ce pas parce que je l'ai un peu tué ? Toujours cette angoissante référence à mon cauchemar chez la colonelle !
— Vous ne le saviez pas ? s'étonne mon taximan.
— Je n'ai pas lu les journaux depuis quelque temps…
On joue à qui est le plus con, décidément, lui et moi, et j'ai toutes les chances de gagner la partie.
— Mais cela fait huit ans qu'il est mort ! bavoche mon terlocuteur.
Je lui mets la main sur les pôles.
— Merci ! lui dis-je avec ferveur. Oh ! merci…
Il pense que suis complètement déclaveté, le pauvre homme. Remarque qu'en y réfléchissant bien, hein ?
C'est pas le superconfort, le Vahadache Hotel. T'attends pas aux Mille et Une Nuits. C'est le genre d'endroit où tu viens t'abattre dans un plumard pour en concasser, lorsque tu es recru de fatigue ; pas celui où tu t'installes afin de rédiger tes mémoires. Je voudrais même point trop soulever les tapis, que j'aurais les foies d'y découvrir d'étranges bestioles à six pattes aux étranges métamorphoses. Mais enfin, nous ne sommes point ici pour une partie de plaisir, non ?
Notre piaule est décorée d'un dessin effroyable représentant un cavalier à la frime barbare, transperçant de sa pique des infidèles épouvantés. La salle de bains se trouve à l'autre bout du couloir et les gogues à l'étage au-dessous. Inutile de pousser plus avant le descriptif, t'as déjà pigé le style de l'établissement.
M. Blanc balance son sac à bride sur l'un des lits et se tourne vers moi en souriant.
— Ben, on a déjà avancé, hein ? exulte le chéri.