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— Ah bon, tu trouves ?

— Voyons, mon vieux ; lorsque tu as reçu un coup de fil, le 2 janvier, chez toi, quelqu'un t'a parlé du général Gamal Halaziz. Tu as noté son blaze pour ne pas l'oublier. Si on t'a mentionné ce type mort depuis huit ans, ce n'était pas à cause de sa personne proprement dite, mais du mausolée où il repose. On a dû, soit t'y fixer rendez-vous, soit t'indiquer que l'endroit où tu étais attendu se trouvait à proximité.

Impressionnant d'assurance, mon Sénégalais. Il est convaincu de dire juste et te fait partager sa certitude.

— On peut effectivement admettre la chose, réponds-je avec prudence.

— Alors, allons-y, mon vieux !

Nous repartons pédérastement. Le temps est d'une douceur infinie. Damas sent la frigousse à l'huile et les épices véhéments. Et puis le jasmin, par endroits.

On a demandé au concierge du Vahadache où se trouve le mausolée Gamal Halaziz et il nous a expliqué qu'il est érigé dans les jardins, derrière la mosquée de Konar le Rutilant.

Tout en arquant on se retourne abondamment, vérifier si nous sommes suivis, mais nous ne retapissons personne de suce-pet. La foule est grouillante, colorée. C'est plein de gamins rieurs qui se coursent en criant. Y a des marchands de brochettes au coin des rues. Des aveugles qui vendent des cartes postales aux touristes. Des ânons portant dans leur pelage la croix du Christ, trottinent pointu sur la chaussée, coltinant des charges plus volumineuses qu'eux. Tout à coup, je me sens rasséréné. Je suis bien comme si j'accédais à un lieu convoité depuis longtemps et que mille contretemps m'ont empêché d'atteindre plus tôt.

— A propos, Jérémie, tu as demandé l'identification du type figurant sur les photos polissonnes de la môme Kamala Safez ?

— Zob ! Mathias a demandé huit jours de congé et personne ne sait où il est. Je me suis adressé au service chargé de ce genre de recherches, mais comme je n'avais pas d'ordre de mission et que je suis nègre, on m'a envoyé chier, mon vieux ! Cela dit, j'ai fait tirer des photos séparées du mec.

Il sort de sa fouille des portraits du partenaire de l’Égyptienne.

— Sous cette forme, on va pouvoir les montrer un peu partout, explique le Sagace. Sinon, je me voyais mal brandir sous le nez des gens ces insanités !

— Très bien, bravo ! T'es un vrai flic, monsieur Blanc. Un jour, tu deviendras chef de la police de Dakar.

Il râle mochement, le Gringrin.

— Pourquoi, de Dakar ? Tu me juges incapable de faire carrière à Paris ?

— J'ai pas dit ça !

— Mais tu le penses ! En France, je fais mes classes ! Pour exercer, ce sera chez les Sénégalais, hein ? Messeigneurs les Blêmes sont trop huppés pour moi !

Il continue d'arquer en dévidant. Je réponds plus. Pas envie d'entrer dans son éternel débat complexé, Jérémie. Je me sens si tellement bien sous ce soleil ! Si heureusement moi-même.

Ça me frappe. Voilà que je stoppe net et que je murmure à mon camarade :

— Tu sais quoi, grand ?

Il attend, prudent, redoutant un quolibet.

— Quelque chose me dit que, contrairement à ce que nous imaginons, je n'ai pas vécu un cauchemar, ici, lors de mon précédent séjour, mais plutôt un moment heureux.

— D'où te vient cette impression ?

— D'un brusque bonheur que je ressens à déambuler dans cette ville.

C'est comme si je renouais avec une période suave de ma vie. Pour la première fois depuis mon sinistre retour à Paris, je me sens délivré, bien dans ma peau…

Le Grand-tout-noir dodeline :

— Tant mieux, mon vieux. Mais tu ne te souviens toujours de rien ?

— Non, juste ça : je baigne, je suis cool !

II répète :

— Tant mieux, tant mieux, mais sans tellement paraître croire ce que je lui dis.

Nous trouvons sans peine le mausolée du général Gamal Halaziz.

Effectivement, il est érigé au milieu d'un square complété d'orangers et entouré d'un muret de marbre rose. C'est une sorte de tombeau tarabiscoté qui paraît fabriqué avec du sucre blanc, comme ces édifices que les confiseurs placent dans leurs vitrines à Noël. Vachement garni d'arabesques en tout genre, de motifs mauresques, de gouzis et de zizis nouillards. Des inscriptions en arabe courent sur les quatre faces et doivent résumer la vie chiemment glorieuse du général, ses actions en bourse, ses éclats de service, ses victoires d'alcôves, plus le reste.

Je fais le tour du mausolée. qu'ensuite je recommence, mais en lui tournant le dos, afin de considérer son environnement. D'un côté, il y a la vieille mosquée de Falzar II le Constipé. Puis, en tournant dans le sens nord-sud, tu as l'ambassade de Grande Bretagne, le ministère du Couscous et du Lait Caillé, enfin, la grand-place Haachimoû, vaste quadrilatère où a lieu la foire aux merguez, les exécutions capitales et le concours de pétanque annuel.

M. Blanc m'observe avec intensité. Tu dirais Sydney Poitier, dans « Devine qui vient jaffer », attendant les récriminations de Sphincter Transi.

Il espère qu'à un tournant de mon être je vais recouvrer la mémoire.

Mais non : je regarde les choses comme si je les voyais pour la première fois.

— Il est probable qu'on t'avait fixé rendez-vous ici, mon vieux, assure-t-il gravement. T'as vraiment le cigare opaque !

Comme je demeure silencieux, il insiste.

— T'es chié, bordel ! Regarde un peu ce tombeau ! Tu l'as déjà contemplé ! Ces lettres noires gravées dans la pierre, tu les as vues ! La perspective de cette place, là-bas ! T'as pas pu ne pas l'admirer ! Cette odeur ! Tu sens comme ça pue ? Tu sais pourquoi, crâne vide ? Parce que, pas loin d'ici, il y a fatalement une tannerie. Je connais cette saloperie d'odeur, plus infecte que celle des cimenteries ! La pire de toutes !

Aujourd'hui, y a un bout de brise qui amène cette puanteur jusque-là.

Je respire et c'est vrai que ça fouette mochement. Moi aussi, j'ai reniflé les remugles d'une tannerie. Où était-ce, déjà ?…

Je ferme les yeux. Je me rappelle de grands bacs emplis d'un liquide effroyable. Et puis il y avait comme des remparts ocre, derrière ces immenses récipients à la surface desquels flottaient des peaux. Je revois des fils de fer tendus entre des poteaux plantés en faisceau. D'autres peaux séchaient sous un soleil brûlant. Des nuées de mouches les butinaient dans cet univers effroyable empestant la sanie, la pourriture animale, la mort…

— Allons voir la tannerie dont tu parles, grand ! décidé-je.

Il ne fait pas d'objection, ne me pose pas de questions. Simplement, il renifle un bon coup, le grand Pluto et, se guidant à l'atroce odeur, il décarre. Direction la mosquée ; nous la contournons. Sur la gauche, il y a les souks enfiévrés, grouillants, d'où parvient une rumeur de foule vociférante. A droite, c'est une voie bordée de masures de torchis dont certaines sont sommées anachroniquement d'une antenne TV.

La ruelle est habitée par des artisans et leur famille. Des dinandiers cisèlent le cuivre, des forgerons frappent sur le fer incandescent, des bouchers e battent contre des chiens, des chats et des mouches pour apprêter le mouton et des tronçons de vache, bizarres, aux chairs violettes, te filent la gerbe.

On entend de partout grésiller des transistors. Mélopées et musique d'origine occidentale rivalisent. T'en morfles plein des cages à miel.

Nous remontons la rue sous les regards mi-curieux, mi-hostiles de la population. quelques gamins s'enhardissent à nous demander l'aumône en cachette des adultes.

— Surtout leur donne rien ! recommande M. Blanc, sinon on est fichu ! Je connais la question, chez moi c'est pareil. Je filais des toises à mes frères et sœurs quand ils tendaient la main aux touristes. Si les enfants n'ont pas la dignité naturelle, c'est la liberté qui est compromise. Moi, les touristes, je leur montrais mon cul !