Ça ne me surprend pas de lui ! comme dit Béru l'Enfoiré.
La ruelle débouche sur un no man's land galeux, sorte de terrain vague extrêmement vague où sont plantées quelques tentes miséreuses. Ainsi la pauvreté va-t-elle en s'accentuant. Et après ces tentes, qu'allons-nous trouver ?
Des clébards étiques rôdaillent avec des yeux fous (des yeux de dingos, justement).
M. Blanc stoppe pour renifler.
— A droite ! décide-t-il.
Va pour la droite !
C'est vrai que l'odeur devient de plus en plus insistante et odieuse. Elle agresse nos narines. Jérémie, avec ses étouffoirs de cierge, doit s'en ramasser un sacré pacsif, espère ! Pas étonnant qu'il me drive au pif, le noirpiot, avec un groin pareil en guise de radar !
Nous contournons les ruines d'une bâtisse qui dut être une caserne ou un ancien caravansérail.
Et alors, je pile.
— Ça y est ! murmuré-je.
— Qu'est-ce qui y est ? demande Jérémie.
— Je reconnais !
Il éclate de rire, tant son plaisir est intense. Enfin du positif dans ma grisaille ! Une lueur !
— Ces remparts en ruine ! Je suis certain de les avoir vus. On va arriver droit dessus, et, en bas, nous apercevrons la tannerie. Il y a des bacs dégueulasses et des peaux qui sèchent sur des fils.
Lui rit, moi je chiale presque.
— Putain, grand, te rends-tu compte que je renoue avec mon premier voyage !
Grâce à toi et à l'odeur ! Chez moi, le sens olfactif est le premier de tous !
J'ai toujours assuré que mes souvenirs reposaient sur des odeurs. Tu as attiré mon attention sur ces bouffées pestilentielles en prononçant le mot de tannerie et, confusément, j'ai revu des remparts en ruine, d'immenses récipients où flottent des peaux, des étendages…
Il me biche par l'épaule.
— T'inquiète pas, mon vieux, tu vas t'arracher. On y arrivera. C'est qu'un début !
Et nous reprenons notre marche. Comme je le prévoyais, le terrain vague amorce une pente. quand on atteint le faîte de celle-ci, on s'aperçoit que nous sommes sur la crête d'anciennes fortifications presque complètement anéanties ; seules, subsistent, en pointillé, des parcelles de remparts qui, aujourd'hui servent de mur. A nos pieds, la fameuse tannerie que j'ai bien voulu te décrire brièvement plus haut.
L'odeur atroce nous flanque le vertige. Je mets mon mouchoir sous mon pif.
Les marmites infernales sont couronnées d'un effroyable bouillonnement gris, avec des traînées rouges et jaunes.
Ma compassion pleine et entière va à la demi-douzaine de gonziers qui s'activent autour des chaucirons de sorcière. Ils charrient sur leurs épaules des peaux pourries (rigole !) comme s'il s'agissait de tapis percés sur un marché persan. Leurs corps doivent être imprégnés de la fâcheuse odeur. Ça s'incruste, une vérolance pareille. T'investit les pores, se faufile par tes orifices. Combien de temps faut-il pour chasser définitivement de soi cette sanie purulente ?
J'ai un geste inconscient, stupéfiant vraiment. Je remonte ma manche et présente mon avant-bras sous le tarin en double hotte de cheminée de mon compagnon.
— Eh bien, quoi ? demande-t-il, surpris.
— Est-ce que je pue encore ?
M. Blanc me toise de ses deux sulfures dont l'intérieur représente un serpentin sans fin…
— Comment cela, situ pues encore ?
J'ai une vague ébrouance, un déclic interne. Ça t'est déjà arrivé, toi, de conduire en gambergeant à des choses, et brusquement de regarder la route en te demandant où tu te trouves et où tu te rends ?
Chez moi, c'est pas fréquent à proprement parler, mais disons courant.
Cette fois, du haut de mon brin de rempart, incliné sur la tannerie, je flotte dans un instant de totale indécision. Le côté : Où suis-je-t-il ?
Suivi du côté Oh ! oui : la tannerie. Mais avec une cohorte d'arrière-pensées imprécisées qui n'ont pas de consistance et se pressent pourtant en force contre la porte d'entrée de ma comprenette. Mon bras est retombé, ma manche aussi, donc je continue de mater les pauvres bougres guenilleux à mes pieds qui manipulent les écorces d'animaux morts.
— Écoute, vieux, murmure Jérémie. Là, tu viens d'avoir un flash, j'en suis certain. Tu as remonté ta manche d'un geste brusque et tu m'as fait sentir ton avant-bras.
— Ben oui, je sais, et alors ?
— II faut absolument que tu retrouves à quoi ça correspond ! Tu n'as pas agi gratuitement. Essaie de te rappeler si tu as tripoté ces peaux et dans quelles circonstances.
Sa voix m'investit. Je voudrais… Je ne sais pas, qu'elle provoque en moi comme une espèce d'éternuement qui me permettrait de retrouver l'usage de ma mémoire.
M. Blanc poursuit :
— Il est évident que tu as promené ton cul jusqu'ici. Tu es en train de « reconnaître » ce lieu. Je pense que tu t'y es mêlé puisqu'il te semble possible d'en avoir conservé l'odeur. Fixe bien tout, flic : les hommes, les choses, ces chaudrons bouillants…
— Ils ne sont pas bouillants !
Ça, je l'ai virgulé sans le vouloir, automatiquement.
Jérémie, qui me surveille comme si j'étais une casserole de lait en train de frémir sur le gaz de la cuisinière, demande sec :
— T'es sûr ? Pourtant regarde cette mousse !
— Ce sont les produits qu'on met dans ces bains qui créent cette effervescence.
— Donc, tu as approché les bacs ! Viens !
Il m'entraîne par un raidillon qui dévale du rempart à la tannerie.
Plus on s'avance, plus ça renifle mauvais. Tu crois qu'on peut mourir d'odeur, toi ? Je te parle pas d'inhaler des vapeurs nocives, mais simplement de sentir une émanation et de ne pouvoir la tolérer ?
Les manars nous regardent survenir d'un air intrigué, sans cesser leurs occupations.
— Tu te rends compte d'une condition de vie ? ronchonne Jérémie. Ils devraient engager des nègres pour faire ce boulot !
Merde ! Il aurait dû rester chez lui, M. Blanc, à l'ombre de ses palétuviers roses. Personne ne l'aurait fait chier avec le racisme. Mais non, y a fallu qu'il joue les Rastignac, ce nœud, qu'il vienne conquérir Pantruche avec sa grognace et ses mouflets ! Conclusion : il bouffe des produces of France et peut se branler devant la téloche en contemplant nos bandantes speakerines ; mais c'est au prix d'un tourment rageur constant ; d'un quivive moral qui ne finira plus, quand bien même il rentrerait dans sa tribu un jour. Il a paumé l'insouciance, mon pote ! II ne sera jamais plus fleur de coin. Il s'est dépucelé de sa quiétude arboricole.
On s'avance vers cette infection forcenée. Et puis voilà que je craque. Je me détourne de Jérémie pour balancer une fusée ! J'y vais de mon plateau-repas Air France, de si grande qualité cependant !
Je reconnais les œufs mimosa, la tranche de rosbif en croûte avec son accompagnement de carottes vichy et de fenouil en bâton, la crème citron et sa ravissante cerise confite ; le tout arrosé de Mouton Cadet, si c'est pas malheureux, mon neveu !
M. Blanc, pas dégoûté le moindre, vient à mon aide avec une sollicitude quasi maternelle.
— Ben qu'est-ce qui te prend, mauviette !
J'achève de me libérer. Me torchonne le mufle de mon tire-gomme, attends que mes carreaux désexorbitent, que mon souffle redevienne conciliable avec l'expression orale et je finis par balbutier :
— J'ai plongé dans un de ces bacs, Jérémie !
Il méduse pis que Géricault.
— Tu es certain ?
— Oui, je me revois. Je peux te dire que c'est dans le deuxième, là, à droite. Attends que je te montre : je me suis écorché la paume de la main gauche après le rebord rouillé.
Je lui tends ma sinistre et, effectivement, une zébrure rose souligne mes dernières jointures.