— Chanter, non : simplement parler, monsieur Mafig.
— Mais parler de quoi ?
— De moi ! J'ai été la victime d'un sacré coup tordu dont je n'aurais jamais cru qu'il fût réalisable. Je veux la vérité : elle me concerne ! J'y ai droit ! Vous, à cause de ces photos et de votre voyage à Berlin coïncidant avec la mort tragique de la petite Safez, vous vous trouvez sur un drôle de toboggan. A Paris, on travaille dur sur votre cas. Que les autorités syriennes et les autorités berlinoises reçoivent un tirage de ces œuvres d'art, avec, en prime, un envoi cadeau à vos P.D.G. du Caire et vous aurez un bel avenir derrière vous ! Je suis sûr, connaissant la pudeur arabe, que ce genre de photos vous fera tricard à vie.
— Mais qui les a prises ? Et comment ? lamente le pauvre gus.
— C'est à vous de répondre, pas à moi. Essayez de vous remémorer les circonstances de ces petites régalades et vous trouverez sans mal de quelle manière vous avez été photographié à votre insu. Cela s'est passé chez la fille, je suppose ?
— En effet.
— Glace sans tain, la vieille recette, toujours aussi efficace ! Elle vous aura probablement demandé de laisser la grosse lumière parce qu'elle trouvait la chose plus excitante ainsi ?
— C'est vrai.
— Vous n'êtes pas le premier pigeon qu'on compromet pour avoir barre sur lui. Parlez-moi de ce voyage à Berlin.
Il est dans un triste état, le journaliste ! Il a rapetissé d'au moins vingt centimètres, perdu vingt kilos, pris cent rides et ses tifs ont blanchi. D'emblée je le situe cave en plein, Mafig. M'étonnerait qu'il soit autre chose que victime dans cette affaire.
— Eh bien… Kamala m'a appelé de Berlin pour me dire que je devais la rejoindre sur-le-champ, qu'il y allait de ma situation, de mon honneur, peut-être de ma vie…
— Arguments valables, Votre Honneur.
— Elle était si alarmante, si pressante, que je suis parti aussitôt. Seulement, quand je suis arrivé à Berlin, la boîte venait de sauter et mon amie était morte. J'ai compris qu'en effet il se passait des événements terribles, j'ai pris peur et suis rentré aussitôt.
— Vous pouvez m'indiquer la date et le numéro de votre vol à l'aller.
— Tenez ! j'ai encore le billet sur moi.
II me tend le titre de voyage. D'un coup d’œil je pige qu'il a dit vrai et qu'il est bien arrivé à Berlin après la mort de Kamala Safez ; à moins, bien entendu, qu'il ait traficoté son voyage et pris un vol le jour d'avant, ce qui me paraît duraille et aisément découvrable.
J'empoche son bifton. A vérifier.
Ce mec, il est rincé comple t ! Je suis sûr que son calbute nêest plus regardable ! Dans l'état qu'il se trouve, la belle Scandinave blonde risque de se faire un solo de banjo cette nuit en guise de troussée héroïque. Je le vois mal partant pour les banderies mongoles, l'apôtre, après une surprise de ce calibre. quand t'as le mental à ce point dévasté, t'assures plus les livraisons, Gaston !
Alors que je suis venu le trouver pour lui tenir la dragée haute, me voilà empli de compassion à son égard.
— Dites-moi, Mafig, avez-vous de la fortune ? Répondez-moi franchement et sans crainte, je n'en ai pas après votre osier.
— Non, dit-il. J'ai une bonne situation, certes, mais excepté une petite maison dans la banlieue cairote et une voiture, je ne possède aucun bien. Ici, je suis logé par l'agence.
— Donc, ce n'était pas de l'argent qu'on attendait de vous en préparant ces documents compromettants.
— Sûrement pas.
— La petite Safez vous a-t-elle fait allusion à quelque entreprise plus ou moins foireuse qui requerrait votre concours ?
— Jamais !
— Vous en êtes bien certain ?
— Je le jure sur la mémoire de mon père !
— Et cependant, dis-je, c'était bien pour vous proposer un marché qu'elle vous a fait venir à Berlin.
Malgré son intense désarroi, il parvient à réfléchir et acquiesce.
— Oui, probablement ; ces photos le donnent à penser.
— Vous ne voyez vraiment pas de quoi il pourrait s'agir ?
— Non, vraiment pas.
— Il est probable qu'elle n'a été qu'une auxiliaire dans l'aventure.
— D'autres tirent les ficelles. Ces autres ne vous lâcheront pas et bientôt récidiveront. Ils possèdent les négatifs, ne l'oublions pas.
Tuboûf se tord les mains.
— Seigneur ! il exclame en anglais (s'agit-il d'Allah ou du Christ, faudrait savoir).
— Arrivons-en à la question qui m'intéresse : c'est-à-dire à moi ! Vous m'avez déjà vu, n'est-ce pas ?
II lève ses pauvres yeux de chef d'hagard jusqu'à ma personne et a un mouvement affirmatif de la tronche.
Je l'aurais parié. J'ai compris, lorsque je l'ai interpellé à la raie au porc, que ma frite ne lui était pas inconnue.
— Quand nous sommes-nous rencontrés ?
— A vrai dire, nous ne nous sommes pas rencontrés, disons que je vous ai aperçu.
— Où et quand ?
— A l'ambassade d’Égypte, lors du gala où justement Kamala Safez s'est produite. Vous vous teniez embusqué sur la terrasse en compagnie d'un type qui vous désignait quelqu'un de l'assistance. Vous étiez derrière des plantes vertes en bac qu'on avait amenées là pour décorer Le buffet extérieur. Moi je bavardais avec un confrère tunisien. Mon attention a été attirée par votre manège à l'homme et à vous : visiblement, il vous parlait d'une personne de l'assistance.
— Vous avez essayé de voir de qui il était question ?
— Oui, mais il vous désignait un petit groupe d'une demi-douzaine de personnes et je n'ai pu déterminer laquelle vous intéressait.
— Il y avait des personnalités parmi ce groupe ?
Il hoche la tête.
— Je ne me rappelle pas. A vrai dire, ça s'est opéré presque distraitement. Je vous ai vu en train de repérer quelqu'un, je me suis retourné… Tout en continuant la conversation. Ça n'était pas important à mes yeux. Je me suis souvenu de vous parce que vous êtes européen et que vous aviez l'air de vous dissimuler.
— Et celui qui me désignait une personne, vous le connaissiez ?
— Non.
— Quel genre de type était-ce ?
— Arabe, la cinquantaine, corpulent. II portait des lunettes teintées et il était en smoking, alors que vous, vous étiez en costume de ville.
— Et après ?
— Ben, après : rien. La soirée s'est poursuivie, je ne vous ai plus revu et si j'ai croisé votre interlocuteur, je n'y ai pas pris garde.
Je donnerais la main de ta petite amie à couper que Tuboûf Mafig est sincère, qu'il s'efforce de jouer franc-jeu avec ma pomme. L'émotion que je lui ai causée tout à l'heure n'est pas prête à se dissiper.
— Maintenant, je voudrais vous poser une question hors antenne, reprends-je ; tellement idiote qu'elle m'écorche les cordes vocales : existe-t-il dans ce pays des envoûteurs ? C'est-à-dire des gens capables de contrôler la volonté d'un individu normal et de le programmer pour lui faire accomplir des manigances marginales ?
Mafig, malgré son état nerveux, parvient à m'offrir un pauvre sourire d'hépatique sur le déclin.
— Depuis toujours, dans nos pays, certaines gens passent pour détenir des pouvoirs plus ou moins surnaturels. Les jeteurs de sorts et autres marchands de tisanes magiques sont légion, mais comme toujours, ils se rencontrent seulement dans le bon populo crédule.
— Donc, vous n'avez pas d'hypothèses valables à me proposer qui expliquerait ma mésaventure ?
— Ça, non, je regrette.
Il attend un instant puis soupire :
— Qu'allez-vous faire avec ces photographies ?
Les brûler ! dis-je, magnanime, en mettant le projet à exécution dans un énorme cendrier d'albâtre.
Je ne risque pas grand-chose à détruire ces tirages : M. Blanc en a plein ses poches ! Mon geste réconforte quelque peu Tuboûf Mafig.