Acagnardé au chambranle, le regard pendant comme deux yo-yos qu'on n'agite plus au bout de leurs ficelles, plongé en anorexie instantanée, désespéré à en mourir, je me dis que j'ai tué. que je suis fini, perdu, irrécupérable.
Mon hallucination m'a repris, cette nuit, après la bouillave. Au creux de mon sommeil, j'ai été de nouveau saisi par l'envoûtement.
Je me suis cru à pied d’œuvre pour zigouiller ce général mystérieux. J'ai déniché ce poignard arabe dont la lame est aussi effilée que celle d'un rasoir. Et là, dans ce lit de délices encore plein des orgues de nos voluptés, j'ai tranché la gorge de Gloria ! La fille d'un ambassadeur ! Moi, un as de la police française qui n'en compte pas tellement ! Tout est perdu, l'honneur en tête ! Ne me reste plus que d'aller me livrer aux draupers d'ici et de subir mon châtiment, lequel ne sera pas piqué des vers, je présage ! Pendu, probablement, après avoir été découillé et un peu écartelé. J'imagine des sévices raffinés. A moins que la chère France ne se remue le cul à outrance pour me déclarer fou. Qu'elle ne m'échange contre douze porte-avions, dix mille missiles dominiciles et trois paquets de Gauloises ! Car c'est grand, c'est généreux, la France. Ça n'a pas de pétrole, pas chouille d'idées, ça mange du pain, ça vote en dépit du bon sens, mais ça confectionne la potée aux lentilles et le cassoulet toulousain comme personne, la France.
Et bon, je vois plus loin : la France immortelle de mes aïeux parvient à me sauver la vie. Qu'en fais-je dès lors ? Où irais-je traîner ma pauvre peau déshonorée ? quel monastère tibétain acceptera de m'accueillir ? Quel asile de nuit m'autorisera à aller chasser le pou et le morpion sur ses louches paillasses ?
— Les vaches ! gronda Jérémie, je savais bien qu'ils mijotaient un sale coup !
— Qu'est-ce que tu dis ? exhalé-je dans un souffle, car je n'en ai pas plus long que cela à dire.
— Ces deux mecs qui sont entrés dans l'immeuble et n'y ont passé que quelques minutes ; je me doutais qu'ils venaient y perpétrer un sale coup !
— Qu'est-ce que tu débloques, négus ? Tu sais bien que c'est moi, dans mon sommeil, qui ai fait le coup ! Je rêvais que je coupais le cou d'un général, et…
— Montre-moi tes mains, connard !
Le connard s'exécute. Le Sénégaloche s'empare de mes paluches et les examine scrupuleusement.
— T'es chié, toi, mon vieux ! Comment tu aurais tranché la gorge de cette souris sans avoir la moindre éclaboussure sur les doigts ou sous les ongles ? Essaie sur un mouton avec le même ya et tu regarderas tes pattes, Azor !
A mon tour j'examine mes salsifis. C'est pourtant vrai qu'elles sont nettes.
— Mais, ce sang sur mes fringues ?
— On les a appliquées sur la plaie pour les tacher.
— Comment se fait-il que je n'aie rien entendu ? C'est impossible !
— Impossible ? Pauvre nœud ! Tu as eu affaire à des techniciens de haut niveau, mon vieux. Des mecs qui se déplacent en faisant moins de bruit que les mouches. Tu auras malgré tout perçu quelque chose puisque ça t'a déclenché ce cauchemar. Tu as rêvé que tu coupais la gargane d'un type parce qu'on sectionnait celle de ta souris. Et puis faut dire que tu avais probablement limé comme un fou, ce qui rend le sommeil plus profond chez les Blancs.
On est là, devant ce cadavre exsangue, aux chairs grises et tu peux plus t'imaginer que, quelques plombes auparavant, cette superbe demoiselle prenait petons sur petons. Pudique, Jérémie étend le couvre-lit sur elle.
— Ça va être la merde ! pronostique-t-il.
Certes ! Et je dirais même plus : certainement ! Mais moi, tout ce que je veux voir, c'est que je n'ai probablement pas égorgé Gloria !
Habille-toi, on file !
— Dis, je ne vais pas remettre ces fringues imbibées de sang !
— Laisse quimper le slip, mais il te faut un pantalon, non ? Tu peux te passer de chemise et la veste n'a rien !
Je vais chercher un sac quelconque pour embarquer ce que tu ne mets pas. Il furette dans les placards et déniche des housses à chaussures en feutrine.
L'artiste roule ma limace et mon calcif serrés et les glisse dans l'un des petits sacs improvisés.
Juste qu'il termine, voilà qu'on perçoit un ramdam au-dehors, dominé par une sirène acide qui doit appartenir à une bagnole de police.
Mon pote se précipite à la baie vitrée.
— Merde, on est marrons ! qu'il gueule.
Et je te fais remarquer qu'il l'est déjà, originellement, lui.
— Tu vois bien que c'est un coup fourré, mon vieux ! Ce sont les tueurs qui ont donné l'alerte ; qui d'autre aurait pu ? trouve-t-il le temps de commenter.
Moi, j'achève de me sommairement loquer. Un calme immense m'envahit. Je me sens planer. Je suis souverain.
Sans piper (je l'ai déjà été abondamment par la malheureuse) je fonce à la cuisine. Elle comporte une issue de service. Coup de sifflet voyou pour alerter Jérémie. M. Blanc droppe jusqu'à moi. On déquille.
— Bouge pas ! fais-je une fois sur le pallier, la porte refermée.
— Quoi ?
Rapidement, j'explore ma panoplie secrète, sise à l'intérieur de mon veston.
Une menue fermeture Éclair au niveau de l'épaule gauche. Ça ménage une niche dans le rembourrage. Y a une théorie d'objets astucieux, dûment rangés dans la cavité, comme dans une trousse de réparateur. Je m'empare d'un petit aimant et le plaque en un point de la porte, au niveau du verrou métallique que j'ai dû actionner pour pouvoir filer. Je traîne, de gauche à droite et sur quelques centimètres, l'aimant contre le bois de la lourde.
Puis je l'ôte et le replace à son point de départ pour renouveler l'opération.
— Ça joue ? demande le noirpiot qui a pigé la feinte à Julot.
— On va voir.
Je tourne le loquet, mais la porte reste fermée.
— Ça a joué ! renseigné-je.
— Bravo. Qu'est-ce qu'on branle ?
— On reste ici, ils ont dû cerner l'immeuble. Comme il est planté tout seul, on ne peut espérer en sortir sans se faire retapisser.
J'actionne ma petite torche-stylo pour repérer les lieux. Je remarque que sur le palier où nous nous trouvons, il y a un grand placard servant à remiser le matériel d'entretien. La clé est sur la porte. Je l'ouvre. A l'intérieur sont empilés des bacs et des seaux de plastique, des balais-brosses, un escabeau métallique et des boîtes géantes de lessive.
Le placard est tellement spacieux qu'on peut y tenir à deux. D'un signe j'intime à M. Blanc d'y fourrer sa grande carcasse ; ensuite je le rejoins et referme la porte à clé depuis l'intérieur. M'étonnerait que les poularduches d'ici viennent regarder jusque-là.
En trouvant la porte de service fermée de l'intérieur, ils auront conclu que le meurtrier s'est barré par l'issue principale. C'est d'autant plus crédible que Jérémie avait laissé la lourde de l'apparte entrouverte après s'y être introduit.
Une plombe de placard, quand on a des tendances à la claustrophobie, c'est pas la joie. On est là, face à face, à se respirer en pleine poire, les deux, sans se voir. On a beau s'adosser de son mieux contre le mur, des fourmis nous grimpent le long des montants. Ensuite, nos cannes se mettent à trembiller comme la tour Eiffel, lorsque tu viens de déboulonner tout le bas pour faire une blague aux touristes japonais venus photographier Paris du dernier étage.
Nous avons beau prêter l'oreille (avec l'espoir qu'on nous la rendra, car t'as vu ce pauvre Van Gogh, hein ?) on ne perçoit rien de rien.
A la fin, M. Blanc chuchote :