Les godasses de cuir épais se lèvent pour s'abattre sur moi, de temps à autre. J'ai mal partout et ne peux pratiquement plus respirer.
A chaque coup que je morfle, une voix protestataire s'élève. Je crois reconnaître le bel organe de M. Blanc.
Je risque un mouvement de tête. Oui, c'est bien lui. Il est assis sur une banquette, entre des types en uniforme. quand ceux-ci me cognent, il tente d'intervenir, mais ça ne leur fait ni chaud ni froid, on dirait même que ça les excite au contraire. Résigné, Jérémie finit par fermer sa grande gueule.
Le fourgon roule en cahotant.
Et puis alors, bon, je passe à plus tard.
Un grand burlingue aux murs décrépits.
Sur le plus important, la photo du président. Il ressemble à je sais pas qui, mais pas à lui ! C'est fréquent en politique : les leaders ne se ressemblent plus, du jour au lendemain.
Une grande table à tiroirs. Des sièges. quelques classeurs métalliques qui m'ont l'air déglingués du point de vue fermeture. Et alors, des flics, des flics à en dégobiller son quatre heures. Derrière la table, deux en civil.
De chaque côté de la chaise où j'essaie de rester assis, quatre autres, en civil aussi. Sur le banc du fond, où se tient Jérémie, ils sont trois ou quatre en uniforme. Et d'autres en uniforme se déplacent, mais je ne peux pas les compter, de même que tu ne parviens pas à dénombrer les poussins d'une couvée.
La tête me tourne. J'ai des cerceaux fêlés, voire brisés. Ça ronfle quand je respire. Voilà plusieurs heures que je suis arrêté, garrotté, roué vif.
Pas frais frais, l'Antonio. La gonzesse qui me découvrirait sur son traversin se sauverait en hurlant ! Tuméfié de partout, l'apôtre. Le clapoir plein de sang, le nez plein de sang, les dents branlantes ! C'est pas joyce d'être lynché. Et encore, les gaziers de la mosquée étaient nu-pieds, sinon j'y passais. Une trivaste de cette envergure, je me rappelle plus en avoir dégusté. Oh ! certes, j'en ai essuyé des chicornes. J'en ai morflé des coups de tomahawk sur le cigare ! Et l'a-t-on assez lardée, ma pauvre bidoche !
Mais ce coup de broyeur pour usine d'incinération, c'est une grande première qui risque, si les séquelles s'y mettent, de se muer en grande dernière ! En arrivant à la maison de police, on m'a filé dans un trou à rats sans lumière et j'ai été séparé de M. Blanc. De le retrouver là, ça me fait un peu de chaud au palpitant.
L'un des deux perdreaux-chefs assis à la table, en face de moi, me demande :
— Parlez-vous anglais ?
— Certainement, bavé-je.
— Et du sang visqueux me dégouline des babines en même temps que les mots.
— Ce sont les impérialistes américains qui vous ont mandaté pour assassiner le général Sasser Akdal ?
La déprime m'empare. Je ne suis pas au bout de mes peines. Avant d'être fusillé ou pendu, je vais devoir en essuyer des sévices ! Des interrogatoires pernicieux !
— Oh ! non, soupiré-je, ne commençons pas avec ça, messieurs. Les Américains, je me les mets quelque part. En réalité je suis la victime d'un envoûtement.
Mon terlocteur, il fait pas dans le poil à gratter, espère ! C'est un zig terrific, avec le cheveu en brosse, très dru, le front bas, le sourcil fourchu, Je regard comme les orifices d'une mitrailleuse jumelée. Et puis alors, il a une drôle de tronche en pain de sucre, très large de la base. Genre menhir, tu vois ? Avec des mâchoires formides, des dents pareilles à un jeu de dominos qu'il aurait parié de tout s'enfourner dans la clape.
Il me déclare, avec un mépris non feint, qu'il trouve mon système de défense un peu léger, si c'est pour me foutre de sa gueule que je l'emploie, je risque de le payer ultra-chérot, ce sera plus dans mes moyens.
J'ai beau m'efforcer d'avoir l'air sérieux, grave, pénétré, il égosille sitôt que j'en rajoute. Faut dire qu'à partir du moment où tu as la frime sinistrée, les traits en compote, personne ne te croit plus. Si t'as pas les apparences avec toi, t'es flambé, mon prince ! Ayant compris cela, m'y étant résigné, je tente de puiser quelque réconfort dans les yeux de chien fidèle de mon brave Jérémie. II paraît jouir d'un régime de faveur, ce qui est préférable à jouir d'un régime de bananes. Aucune trace de gnons, toujours dents blanches haleine fraîche, M. Blanc.
J'ai l'impression qu'il cherche à m'indiquer quelque chose du regard. Sitôt que le mien plonge dans le sien, il le détourne pour le porter en un point précis de la vaste pièce qui est une fenêtre intérieure, c'est-à-dire une fenêtre donnant sur une autre pièce. Les volets aux larges lattes en sont incomplètement fermés, néanmoins, ils ne permettent pas de regarder dans le local contigu. Je suppose que lui, œil de lynx, a pu apercevoir de l'intéressant et qu'il me signale la chose comme il le peut.
Mon interrogatoire se poursuit, âpre, violent.
Quand je tarde à répondre à une question, l'un des sbires qui m'encadrent me pique de la pointe de son coutelas de ceinture. Un coup vif, tournant, qui chaque fois vrille ma viande et m'électrise.
Mais moi, imperturbable, je m'obstine dans la vérité. J'ai été pris en charge et envoûté par un gros mec à lunettes teintées et point à la ligne.
Ma volonté s'est trouvée assujettie à la sienne, alors que je suis le premier à ne pas croire au surnaturel. Mais j'ai eu la preuve que j'étais en état second. Mon compagnon peut en témoigner, et aussi les autorités de la police parisienne qui…
J'ai la peau tellement lardée que je me fais l'effet d'être un porte-épingles. Je me sens de plus en plus faible et compromis. Foutu, archi ! Nazbroque complet !
Soudain, je me dis : Oh ! et puis merde ! A quoi bon tartiner, tenter de convaincre des inconvaincables ? Je récite mon histoire à des statues de haine ! Ces gens rassemblés ne rêvent qu'à m'écouiller et à faire cuire ensuite mes roustons en brochettes savoureuses.
Alors, las, je soupire :
— Je vois bien que vous ne me croyez pas, messieurs. A quoi bon vous faire perdre votre temps ? Je vais vous dire une dernière chose : vous avez tous des mères, nécessairement, et moi aussi. Des mères que nous aimons viscéralement. Je jure sur la vie de la mienne que ce que je vous dis est vrai, un point c'est tout !
Mais ces julots, pardon ! Tu leur donnerais un lavement avec plein de clous de tapissier dedans, ils resteraient marmoréens ! Pas un muscle ne bouge sur ces sombres visages où les yeux luisent comme de l'acier neuf.
La digue-digue m'empare.
Je commence à voir trouble. Dis, je vais pas syncoper comme une mauviette !
M'affaler comme dans du Racine, à la fin de l'acte IV !
A cet instant de flottement, les volets donnant sur une autre pièce sont brutalement poussés et un homme en uniforme obstrue tout l'encadrement de sa forte carrure. Je crois devenir dingue.
Cet homme, c'est le général Sasser Akdal !
Mirage ? Vous avez dit mirage ?
Je me dresse à demi, avant que mes gardes n'aient le réflexe de m'empoigner et me tourne vers Jérémie :
— Je ne l'ai donc pas tué ? lui crié-je.
— Mais non, j'ai fait dévier le canon de ton feu ! riposte le bon noirpiot !
Ouf !
Pas que cette découverte change quelque chose à mon cruel sort, je me berlure pas. Chez ces messieurs, l'intention vaut l'action, comme à l'époque où Damiens fut roué vif et écartelé, bien qu'il n'eût porté qu'un chétif coup de canif à Louis XV.
Je me dis ouf parce que je n'ai pas perpétré l'assassinat pour lequel on m'avait programmé. Ouf parce que j'ai échappé du moins à cette fatalité-là.