En fin de compte, le gros homme aux lunettes noires l'a eu dans le prosibus, very profoundly ! Aux chiottes, le mage ! M. Blanc a réussi, in extremis, comme disaient les Romains, à détourner le cours de ses louches machinations.
Lorsque le général est apparu, tous les hommes présents, civils ou militaires, se sont dressés en un garde-à-lui spontané. Dis, ça va plus, la tronche ! Les Arbis vont pas se mettre à faire la pige aux Allemands ! Je pressens qu'ils vont défiler au pas de l'oie, bientôt !
Toujours est-il que le général Sasser Akdal lance un ordre, d'une voix doucereuse. Ce mec, je le reconnais parfaitement. Il y a comme un insert dans mon esprit. Le même qu'il y a eu à la mosquée naguère.
Comme au cinoche, quand un gros plan intercalaire vient de mettre un personnage ou une action en évidence. Au cours de la fameuse soirée à l'ambassade d’Égypte, le « Mage » (appelons-le ainsi puisque j'ignore son blaze) m'a désigné Sasser Akdal. Je l'ai capté intensément. Il se tenait au milieu d'un groupe mais les autres visages m'échappent, se perdent dans du flou comme si je les apercevais à travers du verre cathédrale au centre duquel on aurait ménagé une brèche ronde pour me permettre de bien voir le général.
Je ressens comme une espèce de cuisance mentale. Un bruit sifflant, kif les effets pour films d'épouvante.
Le chef de l'aréopage chargé de me questionner répond en arabe que « A vos ordres, mon général ». Il en profite pour balancer des directives à mes gardes. Ceux-ci me passent les menottes et m'embarquent.
J'ai plusieurs défaillances, chemin faisant. Comme si je morflais des coups de buis sur la boîte à idées. Il t'est sûrement arrivé de conduire en ayant terriblement sommeil. Tu te surprends à faire de légères embardées qui, chaque fois, te réveillent en sursaut, mais la torpeur revient, avec la route flottante et les bagnoles qui semblent filmées à travers un objectif dont on n'a pas fait le point. Eh bien, c'est un peu ça que j'éprouve en marchant par les couloirs cauchemardesques, d'un brun de merde et qui la sentent.
On parvient à une cour où végètent deux palmiers jaunissants. Paraît qu'ils sont tous en train de crever, les palmiers, because une charogne de bestiole qu'on n'arrive pas à neutraliser. On vit dans un monde qui se désherbe à tout berzingue, les gars ! Bientôt la Terre ressemblera à la Lune et on arpentera des étendues de cailloux gris. Tu les as vues, tézigue, les forêts lapones, mortes et noires sur des chiées et des chiées d'hectares ?
Non ? Moi, si. quand tu stoppes au milieu de cette immensité carbonisée par des termites, t'as froid aux meules, l'aminche. Tu sens poindre le règne de l'insecte. Tu pressens que le tien est râpé, malgré tous tes ordinateurs, tes engins nucléaires et toutim. Dans le fion la balayette, amigo ! Note que les termites, quand ils auront tout jaffé, ils crèveront à leur tour, non ? Ils ne bouffent pas des minéraux eux non plus. Ah ! c'est compliqué, tu sais ! Toujours est-il qu'on est baisés ! On n'a pas d'avenir.
Dans le fourgon où l'on m'installe, les vitres sont grillagées, kif les véhicules des C.R.S. chez nous ; mais du point de vue matériel, c'est moins fringant. Rouillé, poussiéreux, avec des banquettes de bois, polies par les miches des passagers et à demi descellées. Qu'en plus, ça chlingue mochement l'humain surmené, la harde en détresse, le pet refroidi et la frigousse de dernière classe.
On attend avant de démarrer. Et c'est M. Blanc qu'on amène au bout de quelques instants. Lui, je te le répète, tout en étant prisonnier, paraît jouir d'un régime de faveur ; probable parce qu'il m'a empêché de défourailler dans la nuque de Sasser Akdal. Il monte, prend place sur le banc en face du mien et se met à me regarder gentiment, en clignant de l’œil.
Puis il fredonne une chanson. C'est une variante de La Rirette. Et ses paroles à lui donnent ça :
Le brigadier-chef lui crie shut up, et il la ferme.
Mais trop tard puisque je suis au parfum.
On va y branler quoi ou qui, chez Sasser Akdal ?
Cet homme est donc si puissant qu'il peut se faire livrer à domicile des inculpés ?
Dans quel but ?
Compte-t-il se venger soi-même ? M'arracher les yeux, les poils des bras et les cors aux pieds avec une fourchette à escarguinches ?
Je renonce à regarder à travers les vitres-hublots du véhicule, tant tellement elles sont opacifiées par la crasse, fendillées et couvertes de vilaines et sombres giclées d'on devine quoi. Alors je plonge sur la vie par cette fenêtre grande ouverte qu'est le visage de Jérémie. Je le revois en balayeur parisien, le bravoune ! Avec son bonnet de laine tricoté par Ramadé, sa femme, et son grand imper déchiré sous les bras. Il portait des gants de laine, l'hiver, mais ses ongles de grand primate perçaient l'extrémité des doigts. Il se rasait une fois par semaine et avait le blanc de l’œil plus jaune qu'aujourd'hui, bien qu'il ne bût pas une goutte d'alcool avant de me connaître. Et maintenant, ange gardien, veilleur du pastis Duval, il me couve d'un regard tendre, en dodelinant contre les épaules de ses gardes, au gré des cahots. Putain, ce qu'il est noir !
Excepté ses paumes, tu croirais une locomotive à charbon, l'apôtre. Son pif, c'est une hotte de cheminée, en fer forgé. Il me sourit, tranche de pastèque dont les pépins seraient blancs. J'essaie de lui rendre sa politesse, mais je me sens à ce point tuméfié que même un sourire me fait souffrir.
Au bout d'un temps incernable, on parvient à destination. Les portes du fourgon sont déponnées. J'aperçois un jardin plein de feuilles, de fleurs et de branches. L'on m'extrait. Je m'affale dans du gravier rose en descendant du véhicule.
Ça me rentre dans les plaies. Monstre coup de râpe. Des parfums me charment néanmoins les trous de nez. Jasmin, rose ! Et quoi encore ? Une odeur opiacée qui me fait songer à certains tabacs de Virginie…
Je mate alentour. Des arbres bas. Oliviers, palmiers nains… Des massifs de fleurs. Des vasques enchâssées dans des espaces de marbre et au milieu desquelles glougloutent d'irréels jets d'eau.
Les gens de la maisonnée nous attendent, prévenus téléphoniquement, je présume. Il y a là un jeune capitaine qui ressemble à Omar Sharif de l'époque Jivago. Grand, élégant, séduisant, les bras croisés. Il surveille l'opération. Plusieurs militaires sans grade forment un demi-cercle derrière lui.
L'officier donne un ordre à nos convoyeurs. Ceux-ci nous abandonnent, remontent dans le fourgon et s'emportent.
Contre toute attente, l'officier s'avance vers moi et me salue :
— Capitaine Fouad Kanar, se présente-t-il.
Assez éberluant, non ? Un geôlier qui joue les gentlemen ! Le côté capitaine Benoît, dans les films sur le Deuxième Burlingue d'avant-guerre, l'époque qu'on se croyait invincibles. Déjà le gouvernement s'était transporté à Bordeaux, et on nous bieurlait encore dans les baffles que c'était pas grave, à peine préoccupant. Juste une mauvaise passe. Un léger cafouillage des armées, sans plus. Mais ça allait s'arranger. Weygand, dis, tu permets ? La manière qu'il avait pris des leçons avec Foch, le vainqueur de la 14/18 ! Et maintenant, tout ce qui reste de la 14/18, c'est une chaîne de ravissants magasins pour loquer les jeunes filles en flirt. Tu veux pas croire à la dérision universelle, mon pote ? T'es givré, alors !