— Commissaire San-Antonio, je lui dis-je.
J'hésite à lui proposer ma dextre. D'ailleurs j'ai le bras tellement lardé qu'une paralysie monstre me ligote.
Le capitaine Fouad Kanar nous entraîne vers la maison sans étages d'assez vastes dimensions, tapie au fond du jardin odoriférant.
On nous installe dans une grande pièce où, une fois de plus, on va devoir poser son cul sur des coussins, au ras du réséda. Les Arbis, faut pas qu'ils craignent les tours de reins ! On voit qu'ils ont l'habitude de gymnastiquer trois quatre fois par jour (ou plus ?) en faisant la prière.
Comme entretien spirituel et corporel, tu peux pas espérer mieux. Le findless, eux, tiens, fume ! Le contondant ne leur fait pas peur. Les genoux en cagne sup ! Le dargif blindé ! Paré pour les salamalecs de printemps, je t'annonce.
Jérémie m'aide à affaler sans que cette louable assistance lui soit reprochée.
Et puis on nous sert du thé à la menthe que le domestique verse de si haut dans la petite tasse que le bruit te donne envie de licebroquer. Traitement de roi après le traitement de choc ! qu'est-ce que ça cache ? Nous verrons bien : toujours ça de pris au pesage, comme disait un de mes amis jockey.
On doit stagner ainsi près d'une plombe. Jérémie me raconte par le menu son intervention à la mosquée. La manière que ça l'a intrigué de me voir en état second ; comme quoi il a pigé que le gros lard de la Bentley c'était mon envoûteur et que je subissais la loi implacable de son pouvoir magique. Et pas que ma pomme !
Les poulardins idem ; à preuve, la façon connarde de passer la marche arrière pour aller embugner la deuxième tire suiveuse ! Et leur inertie à tous lorsqu'on a grimpé à bord de la bagnole noire, comme si on était sortis de leurs préoccupations.
— Et toi, envapé ?
— J'ai failli. Heureusement, j'ai pigé dans éclair ce qui se passait, j'ai pu m'organiser.
— Qu'appelles-tu t'organiser ?
— Me préserver en me mettant en état Gnoukoulé. C'est mon beau-père sorcier qui me l'a enseigné. quand tu devines qu'un type mal intentionné t'jette un sort ou cherche à t'hypnotiser, fissa tu te mets en état Gnoukoulé, mon vieux !
— Et ça consiste en quoi ?
— C'est pas un con de Blanc qui peut comprendre, mon vieux ! Je te le dirais, tu hausserais les épaules, parce que vous autres, dès qu'on sort de votre putain de logique de merde, vous vous mettez à ricaner. Sache simplement que, m'étant mis en état Gnoukoulé, le gros enfoiré de mes couilles n'a pas pu me posséder.
« J'ai suivi le mouvement en pensant que c'était toujours mieux de se laisser embarquer par lui que par les draupers. Bon, à la mosquée, je pigeais mal ce qu'on pouvait y fabriquer. Et puis voilà que tu te mets à marcher comme un robot en direction d'un pilier. Tu soulèves les tapis, tu farfouilles entre les dalles. Alors là, j'ai pigé qu'il allait y avoir du caca, mon vieux ! Je me suis précipité. Le Gros Pourri a essayé de m'inhiber à bloc afin de me retenir, mais moi j'ai surenchéri en ajoutant à l'état Gnoukoulé la passe Noir-Tout Grand et il l'a eu dans son gros cul, ce salaud ! J'ai bondi pile comme tu ajustais le général. J'ai frappé ton bras de bas en haut à l'instant où tu pressais la détente. Putain, mon vieux, j'avais plus un poil de sec. Ensuite, les croyants de mes fesses se sont jetés sur toi. J'ai voulu te défendre, mais… »
Il fouille sa poche et en tire une chose blanche de la dimension d'une poignée de porte : il s'agit de sa molaire préférée.
— Vise un peu ce que j'ai craché ! Je vais la faire monter en pendentif pour ma chère Ramadé.
— Ce sera vachement décoratif entre ses vertueuses mamelles, conviens-je. C'est plus petit qu'une défense d'éléphant, mais plus gros qu'une dent de cachalot.
Et puis on en est là, très exactement de notre converse quand le général Sasser Akdal se pointe, escorté de son tête de camp, le capitaine Fouad Kanar.
Il nous virgule un geste semi-circulaire plein d'entrain, comme disent les chefs de gare. Il choisit un beau coussiflard brodé pour lui confier ses meules.
Je t'ai causé du général Sasser Akdal ? Pas beaucoup, je crois. Peut-être même pas du tout, faudrait reviendre en arrière, m'assurer, mais j'ai plus de salive pour mouiller mon pouce tourne-pages. Dans le doute, je te le décris sobrement. La quarantaine, grand, des tifs noirs luisants avec des rouflaquettes qui dévalent jusqu'aux mâchoires. Un regard bleu (fait assez rare) et un nez plutôt fort. Expression de très grande énergie. Volonté de fer sans gants de velours. Deux rides verticales au-dessus du blair.
L'impression d'ensemble c'est qu'il est préférable d'être son ami que son ennemi, mais qu'il n'a pas d'amis : juste des complices et quelques relations, ce qui est largement suffisant pour faire carrière.
Néanmoins, il me mate avec aménité.
— Commissaire, me dit-il, nous autres Orientaux aimons les contes fantastiques, ce qui ne veut pas dire que nous y croyons. Et cependant, moi, je crois à celui que vous avez raconté à la police.
— Personne ne peut en être plus ravi que moi, mon général.
— Je souhaiterais que vous me fassiez une description, la plus fouillée possible, de votre envoûteur.
Jérémie intervient :
— Si vous le permettez, mon général, je peux vous fournir davantage de renseignements que mon ami, par exemple le numéro de plaque de sa voiture.
Cher M. Blanc ! L'efficacité même !
Il se met à jacter. Ce qu'il a pu emmagasiner comme tuyaux, cézig, pendant les brefs instants passés auprès de « l'homme ». Tu parles d'un fureteur ! D'un guette-au-trou ! L’œil de Moscou est borgne à côté du sien, comme l'écrivait y a pas tellement naguère Mme Yaourt Noir dans le Livre d'Or de Mme Claude.
Le capitaine Fouad Kanar prend des notes. A peine Jérémie s'est-il tu qu'il quitte la pièce précipitamment. Le général doit se plaire en notre compagnie car il tire de sa poche d'uniforme un étui à cigarettes en or massif rehaussé de cuivre et nous propose des sèches bleues à bout doré d'Abû Dhabi. Nous acceptons, pas le désobliger, les Arapiots, tu sais combien ils sont teigneux !
Il nous allume. Souffle sur l'allouf. Puis en frotte une seconde pour assurer la combustion de la sienne.
— Problème ! lance-t-il.
Là il exhale une bouffée qui sent fortement la boutique de parfums où l'on te donne à choisir parmi des douzaines d'essences toutes plus gerbantes l'une que l'autre.
Il répète :
— Problème.
Puis s'explique :
— Comment dominer un homme doté du pouvoir que vous lui prêtez ? Un homme capable d-imposer sa volonté à des policiers ? Si je l-identifie et le fais interpeller, il sera assez puissant pour amener mes gens à se prosterner ! au lieu de lui passer les menottes !
— Il faut, pour l'appréhender, quelqu'un susceptible d'échapper à son pouvoir, mon général, déclare M. Blanc. En l'occurrence moi. C'est parce que j'ai été capable de m'auto-immuniser contre son emprise démoniaque que j'ai pu, Dieu en soit loué, vous sauver la vie.
Là, ça l'intéresse, Sasser Akdal.
Il fumasse, rêvasse et murmurasse :
— Eh bien, vous l'arrêterez, mon ami, mais seul, le pourrez-vous ?
— Seul, peut-être pas, car, étant sur ses gardes depuis que l'attentat a échoué, il ne va pas être commode à interpeller. Mais je me fais fort d'initier au Gnoukoulé un homme comme votre aide de con, le capitaine Fouad Kanar. Je vous précise que le Gnoukoulé est une pratique de mes ancêtres qui permet de placer sa réceptivité en léthargie, ce qu'on nomme en France, je crois bien : le Syndrome Marcel.
— Le capitaine est dans son bureau : deuxième porte à gauche en revenant des toilettes, déclare Sasser Akdal. Allez le rejoindre et prenez toutes dispositions pour cueillir cet homme et me l'amener coûte que coûte.