II est indispensable que je connaisse les motivations l'ayant poussé à me faire assassiner.
Jérémie se dresse, dépose dans une vasque le mégot de la cigarette qu'il a laissé se fumer toute seule et sort.
— Seigneur, fais-je, si je pouvais enfin être délivré de ce cauchemar !
— Nous saurons la vérité avant le coucher du soleil ! affirme le général. Ce qui est le plus étrange, c'est que cet homme ait eu besoin d'un Occidental pour accomplir son abominable dessein.
— Là, il me semble comprendre, murmuré-je brusquement.
— C'est-à-dire ?
— Vous imaginez la réaction des médias, si par malheur je vous avais tué, mon généra ! ? Un officier de police français assassine le célèbre général syrien Sasser Akdal ! Le monde entier prenait feu ! C'était la guerre assurée ! La fin de tous les pourparlers ; la mort des accords déjà vacillants ! Des carnages allaient s'ensuivre ! On déstabilisait la planète !
— Exactement, exactement, dit-il, les yeux plissés par la concentration. Mais pourquoi diantre (il a dit diantre en arabe, mais ce juron littéraire conserve toute sa force dans la langue d'Allah-le-Grand) vous avoir choisi, vous ? qu'a-t-il invoqué pour vous attirer à Damas ?
— Si je le savais, mon général, j-aurais la clé de l-énigme. J-ai beau sonder ma mémoire, elle reste obscure. Cette nuit de mon esprit m-est intolérable. Ah ! soyez loué d-avoir accordé crédit à mon histoire. Sans votre sagesse, j-achèverais de m'anéantir dans un cul-de-basse-fosse.
Il toussote :
— Nos prisons ne sont pas des culs-de-basse-fosse, commissaire !
— Je parlais par image, mon général.
CHAPITRE XVII
Étrange journée !
A marquer d'un coup de blanc !
Le général se retire et me fait apporter à manger des mezzés libanaises délectables. Purées : d'aubergine, de pois chiches, de stroumpf. Beignets : de cervelle, de blé cassé, de chènevis. Saucisses au piment, le tout servi avec des galettes de pain croustillantes et arrosé d'Arak Kiri (qui fut longtemps l'alcool préféré de Cavanna). Je me panse la panse (et si je panse, donc j'essuie !) et, ensuite, pique un somme sur les coussins.
Quand je déponne mes stores, l'or du soir tombe en des rougeurs violines.
Jérémie se tient debout, en ombre nègre (chinoise, c'est pas assez fort pour exprimer son opacité). Juste que je distingue le blanc de ses grands yeux de bœuf en train de dégueuler.
— T'en écrasais comme une vache ! M'annonce-t-il.
Je tressaille, me propulse sur mon séant séant (puisque culotté).
— Alors ? croassé-je.
— On l'a eu ! Mais ça n'a pas été de la tarte !
— Où est-il ?
— Ici !
— Qui est-ce ?
— Un Malaisien de Bornéo nommé Ditawu Monkhu, se prétendant diplomate, arrivé à Damas fin décembre. Grâce à la plaque de la voiture (laquelle appartient à un service d’État qui met des bagnoles de maître à la disposition des hautes personnalités étrangères) et à celle fixée au collier de son affreux petit toutou (je l'avais lue pendant notre trajet à la mosquée) nous n'avons eu aucune difficulté à établir son identité.
« Quand nous sommes parvenus à sa résidence, Fouad Kanar et moi, on nous a prévenus qu'il était parti pour l'étranger une heure plus tôt. Tu t'imagines cette ruée sur l'aéroport ! Tu sais où nous nous l'avons piqué, l'apôtre ? Dans l'avion du Caire ! A trois minutes du décollage. Il refusait d'en descendre. Brandissait son passeport diplomatique, clamait qu'à bord du zinc, il se trouvait en territoire égyptien ! Tout ça, après avoir tenté de nous envaper par ses manigances hypnotiques, naturellement. Kanar était emmerdé comme une conduite de chiottes. Prêt à renoncer. En plus, le capitaine du Boeing faisait sakaba, comme on dit dans mon pays, c'est-à-dire qu'il gueulait plus fort encore que son passager. C'est moi qui ai pris l'initiative. Je me suis dit, je te l'avoue : « Qu'est-ce que Sana ferait à ma place ? » A peine m'étais-je posé la question que je lui plaçais un crochet à la pointe du menton. Ça l'a foudroyé net ! J'ai détaché sa ceinture et l'ai chargé sur mon épaule. Dans l'avion, tout le monde protestait. Le capitaine Kanar, survolté par ma détermination, a hurlé qu'il s'agissait d'un terroriste chargé de détourner l'avion et qu'au lieu de nous râler contre, les passagers et l'équipage devraient plutôt nous sucer ! C'était la géniale idée. Ils ont fermé leurs putains de clapoires, tous ces cons, mon vieux. On a flanqué Ditawu Monkhu dans la jeep qui nous attendait au bas de l'échelle et nous voici !
« Par mesure de sécurité, nous l'avons enchaîné dans une pièce faite pour ça dans la villa du général où Fouad le surveille afin d'éviter qu'il établisse son emprise sur les gens de la maisonnée puisque seuls, le capitaine et moi sommes en état de Gnoukoulé. »
Le grand noirpiot s'étire.
Puis souffle sur les phalanges de sa main droite passablement ecchymosées.
Il lui a mis toute la sauce à ce diplomate-mage !
Là-dessus, le général nous rejoint, jubilatoire. Il frappe l'épaule de Jérémie :
— Vous avez fait l'essentiel, mais peut-être pas le plus difficile, lui dit-il. Grâce à vous, nous le tenons, il va maintenant falloir lui faire cracher la vérité et chez un type pareil ça ne va pas être commode.
M. Blanc opine. Mais, très vite, un léger sourire flotte sur ses lèvres ventouses.
— Je crois avoir trouvé le moyen.
— La torture ? demande Sasser Akdal, spontanément, en vrai militaire de carrière.
— Je ne crois pas que ce soit un argument pour cet homme qui atteint un tel niveau infra psychique dévertébré, rétorque doctement mon ami, lequel potasse (d'Alsace, bien entendu) tous les magazines scientifiques qu'il a trouvés dans les poubelles du sixième pendant deux lustres de balayage intensif.
— Alors ?
— Laissez-moi vous en faire la surprise. Général, j'aimerais que vous assistiez à l'interrogatoire ainsi que mon chef, le malheureux commissaire San-Antonio. Pour cela, vous allez, l'un et l'autre, vous mettre un bandeau noir sur les yeux et tourner le dos au personnage. De plus, vous tiendrez l'un et l'autre une tige de cuivre et aurez les pieds dans une même cuvette d'eau additionnée d'une décoction de citron vert. Ainsi pourrez-vous résister à son fluide.
— Prenez toutes les initiatives que vous voudrez, mon ami, consent le général, cela ne nous a pas trop mal réussi jusqu'à présent.
Une demi-heure plus tard…
Ça te fait penser aux cartons dont on usait dans le ciné muet pour informer le spectateur des points forts de l'action et lui rendre compte du temps qui passe ; n'est-il pas ?
Or, donc, une demi-heure plus tard, nous nous trouvons, le général et moi, à faire trempette des petons dans une eau tiède fortement citronnée. Nous avons les mains crispées sur une barre de cuivre, les yeux bandés et l'oreille aux aguets.
— Ça va mieux, Excellence ? demande mon pote Jérémie à Ditawu Monkhu.
No réponse.
— Qui ne dit rien consent, enchaîne mon pote ; je considère donc que vous êtes en état de répondre à mes questions. Comme vous avez pu en juger, par deux fois déjà, je suis imperméable à votre pouvoir psychique. Chacun ses recettes. Vous avez les vôtres et moi les miennes. Nous pouvons donc parler sur un pied d'égalité, à cela près que vous êtes enchaîné et pas moi. Vous vous en doutez, je compte que vous répondrez à mes questions. Seulement voilà : vous êtes un homme totalement aguerri, sachant dominer ses souffrances corporelles. Je dois donc trouver votre talon d'Achille. Tout homme en a un. En général, les individus sont fragilisés par leurs enfants, leur femme, leurs biens ou leur charge. Ne vous connaissant pas, j'élimine ces différents facteurs pour tenter ma chance avec un cinquième, tout à fait imprévu et qui ferait hausser les épaules à la plupart des gens.