Ce qu'il jacte bien, mon balayeur de charme ! Dis, c'eût été dommage qu'il restât accroché à son corps de balais, t'es d'acc ?
Plein d'aisance, voire de désinvolture, le King (pas si Kong que cela) reprend :
— Vous voyez ceci, Excellence ? C'est un réchaud à alcool. Dessus se trouve une grosse marmite de fonte noire servant à cuire le mouton.
Il décrit pour nous qui, yeux bandés, n'y voyons goutte ! Vraiment il pense à tout. Je le sens promis à un grand avenir, le bougre.
— Cette marmite est à moitié remplie d'eau, Excellence. A présent, que va-t-il se passer ? Vous donnez votre langue au chat ? Bon. Avant de vous répondre, je vais ouvrir une parenthèse. Tout à l'heure, lorsque nous sommes allés vous récupérer in extremis dans l'avion, vous avez eu un réflexe qui ne m'a pas échappé. Pendant que le capitaine, ici présent, vous enjoignait de descendre, vous avez saisi votre minuscule petit chien dans le sac de voyage où il se trouvait entre vos pieds et vous avez glissé la bestiole sous votre veste, contre votre poitrine. C'était là le geste d'une mère serrant son bébé contre son sein au moment du danger. Alors moi, Excellence, que me disé-je avec ma cervelle rudimentaire de pauvre Noir ? Ceci, Excellence : voilà un homme seul qui n'a pour réel compagnon dans l'existence, que ce sale petit cabot de merde ! Et ça ne me fait pas sourire, parce que je sais qu'elle est ainsi, la vie : chacun s'accroche à ce qu'il peut pour pouvoir mieux la traverser. Maintenant, vous avez tout compris. Ce petit roquet infâme, mais que vous adorez et qui roupille contre vous, je vais le placer dans la marmite. J'attacherai ensuite le couvercle avec du fil de fer que voilà. Et nous attendrons tranquillement qu'il bouille. Je sais bien que je suis un féroce cannibale capable de bouffer son papa et sa maman sans sauce, n'empêche que ça sera la première fois que je ferai du mal à un animal non comestible. Je vais du moins m'efforcer que l'enjeu en vaille la peine ; après tout, Excellence, on sacrifie chaque jour, dans les laboratoires, des milliers de rats et de cobayes pour tenter de faire progresser la science.
On l'entend se déplacer dans la pièce. Puis on perçoit des jappements agressifs, aigus.
— Ça vous mordrait, ces petites guenilleries ! s'exclame Jérémie. En ma qualité de sale Noir habitué aux fauves, je n'ai jamais pu comprendre qu'on s'intéresse à des roquets !
Il ajoute :
— Bouge pas, mon bijou, heureusement que tu as un collier ! Là, comme ça tu peux toujours essayer de me mordre !
On perçoit maintenant les couinements étouffés du petit clébard. Puis un plouf ! Et encore le bruit du couvercle de fonte vivement rabattu.
— Appuyez sur ce couvercle, pendant que je fixe les anses avec du fil de fer, mon capitaine ! enjoint M. Blanc.
Un sentiment confus m'envahit. Je devine que ce salaud de Ditawu Monkhu phosphore à outrance pour nous inciter à intervenir, le général et ma pomme. Il en distille des paquets, le malin ! Il fait tout ce qu'il peut, ce néfaste, pour que nous enrayions les manœuvres de Jérémie. Mais mon caberluche tient le choc. Une roche battue par l'océan.
Alors, constatant sa nouvelle impuissance, battu en brèche comme on dit puis (j'ai jamais bien pigé le pourquoi de l'expression, mais faut pas hésiter à puiser dans la boîte aux idées toutes faites, t'économises ainsi du temps et de l'énergie, ces biens si précieux !), il rengracie :
— Sortez ce chien de cette marmite !
Première fois que j'entends sa voix. Et voilà qu'elle « me rappelle quelque chose ». Des instants, des images plus ou moins flous. Je me vois au centre d'un salon empli de plantes vertes, avec des oiseaux dans une volière et des filles belles et silencieuses glissant, sans bruit, dans des tuniques blanches gansées d'or.
Une musique… On dirait de la harpe. Une féerie capiteuse. Mousseuse, ça oui. Comment qu'il disait, Céline ? Une de ses belles phrases inoubliables… Attends, elle va reviendre. Oh ! oui, je sais : « Si les choses nous emportaient en même temps qu'elles, si mal foutues qu'on les trouve, on mourrait de poésie. »
Eh bien, moi, là, à cette seconde, je mourrais de poésie. Subconsciemment, je me dis que le son de la voix qui m'a énvoûté me replonge dans les circonstances dudit envoûtement.
— Nous le sortirons lorsque vous aurez parlé, Excellence ! déclare froidement Jérémie. Je n'ai aucun intérêt ni n'éprouve aucun plaisir à faire souffrir cet animal, pour aussi ridicule qu'il soit !
— Que voulez-vous savoir ?
— Avant toute chose, libérez San-Antonio de votre emprise ! Rendez-lui immédiatement la mémoire !
Un silence.
— J'ignore de quoi vous voulez parler !
Et Jérémie, flegmatique :
— Je peux vous demander de monter la flamme du réchaud, mon capitaine ?
Ça remue bougrement dans la marmite. Il est pas joyce, Médor ! La trouve saumâtre de mariner civet. Dans le noir, sans air… Ses jappements étouffés fendraient le cœur d'un chêne centenaire !
Et il m'arrive soudain un turbin que je ne souhaite pas à mon pire ennemi : une intense bourrasque. Comme si un Jumbo 747 me piquait droit dessus.
Vacarme insoutenable. Je hurle de souffrance. Mes tympans ont dû exploser.
Je lâche la barre de cuivre pour m'obstruer les écoutilles. Dis, est-ce que je saigne des baffles ? Regarde bien ! Non ? T'es sûr certain ? Je croyais…
Puis, soudain, un grand calme.
Et voilà que j'ôte mes paturons du bac en plastique où je faisais petons petons avec Sasser Akdal.
M'arrache le bandeau !
Me rue sur le gros lard enchaîné.
Le prend par le colbak.
J'ai glissé ma dextre entre sa chemise et son cou. Le bouton de col pète.
Qu'à cela ne tienne : j'empare les deux bords et les tords. Le mec apoplexise.
— Ah ! Fumier ! Gredin ! Salaud noir ! Merde verte ! Bite pourrie ! hurlé-je à m'en déchirer la gorge. Qu'as-tu fait d'elle ?
Et là-dessus, au plus violent de ma violence, passant les limites de l'indicible, comme l'écrirait très simplement M. Claude Simon, Prix Nobel par contumace, je m'évanouis avec une simplicité toute shakespearienne.
Je vous reviens longtemps après.
Je dis que je vous reviens parce que je trouve vachement égoïste de toujours revenir à soi, merde ! Faut penser un peu aux autres, que foutre !
Je sais que je vous reviens longtemps après, car la lumière a changé dans la pièce. On est passé à la luce électraque. Je vois Jérémie, assis en tailleur près de moi, me tenant la main. Le capitaine Fouad Kanar a dégrafé son corsage et le général a posé sa veste, si bien que cela ne produit plus un bruit de duel en armures quand il se déplace, à cause de ses onze cent douze décorations mises en tartine sur toute sa vareuse. Je le juge plutôt mimi, Sasser Akdal, nu-pieds, la chemise ouverte sur un poitrail velu.
Il est à deux doigts et demi-trois doigts de la folie furieuse, le supérieur officier. Vert de tant il est blême ! Un rictus dégageant ses dents de lion, le nez pincé comme celui d'une pince à linge, le regard sorti en grand.
Il vocifère en arbi, mais parfois, des bribes de traduction anglaise lui tombent. Et moi, je te les transcris en français, sachant ton ignarde inculture.
— Magie ! En voilà de la magie, chien galeux ! il grince. Tiens ! Et tiens ! Et take again !
A chaque exclamance, il taille avec un poignard dans la viande de Monkhu.
Oh ! tu le verrais, le Bornéotien ! Dérisoire ! Lardé, fissuré ! Poisseux ! En flaques ! Lamelles et lambeaux pendouilleurs. Lamentable ! Se vidant peu à peu. Orificié de partout. Crevé ! Suintant de par où il n'est pas encore percé. Vertigineux d'horreur ! Dis, son cerveau générateur, il est devenu quoi, à Ditawu ? Sa turbine nucléaire qu'enjoignait à tout va ! Râpé ? En rideau ? Désamorcée ? Il se tient pourtant face à lui et sans bandeau, le général ! Il a plus les paturons dans la baille citronnée ! Il tient plus de barre de cuivre ! Alors comment se fait-il-t-il qu'il ait pu prendre le dessus ?