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Le journaliste concluait en laissant entendre que la police penchait pour le crime passionnel. Jango sourit. Lui seul savait que la belle-mère du charcutier avait financé la mort de son gendre. D'ordinaire, Jango ne travaillait pas pour les femmes : trop sujettes aux remords, elles changent souvent d'idées. Jango en avait connues qui, « avant », lui recommandaient de pratiquer les pires supplices et qui, « après », venaient le traiter d'assassin.

Il avait accepté néanmoins la belle-mère du charcutier comme cliente, car elle lui avait été chaudement recommandée par un conseiller municipal qu'il avait rendu veuf.

Il faisait tendre. Le ciel indiquait des beaux jours derrière des palmes de nuages vidés de toute substance. Un instant, Jango se laissa bercer par le mouvement de Paris. La pensée de la rosette qu'il promenait dans sa poche habitait son cerveau comme un ver habite une pomme. Elle s'y installait pour y vivre son destin. Jango comprit qu'elle serait une locataire pénible, mais intéressante.

D'un pas étudié, il s'achemina vers le bar d'Uzès. Le neveu du colonel l'attendait déjà, bien que Jango fût en avance d'au moins trente minutes. Jango vit que l'héritier de l'officier consommait des boissons fortes. Il réprima un léger sourire qui, s'il s'était éclos, se serait composé en grande partie de pitié.

L'individu appartenait à l'espèce jeune homme vénéneux. Il avait des yeux fuyants et un mauvais sourire sous une moustache de bellâtre. A l'entrée de Jango, il parut se racornir sur sa banquette. Jango s'assit en face de lui. Un instant, le jeune homme se comporta comme s'il voulait ignorer l'arrivant. Puis, il se ressaisit.

— Alors ? souffla-t-il.

— Eh bien ! Ça y est…

Un bref effroi contracta les muscles du neveu.

— Il n'a pas souffert ?

Jango réfléchit. Le vieillard s'était dressé et l'avait regardé d'un air surpris d'où était bannie, semble-t-il, toute souffrance.

— Je ne pense pas, dit-il loyalement.

— Vous prenez quelque chose ?

— Un demi de bière…

Le neveu passa la commande au garçon.

— Le… l'accident s'est produit à quelle heure ? Je vous demande ça, ajouta-t-il, pour le cas où la police éplucherait mon alibi.

— Un alibi ne vous servirait à rien, remarqua calmement Jango. Comme on ne retrouvera jamais le corps, on ne pourra pas déterminer l'heure du décès…

— Sapristi, sursauta le jeune homme, si on ne retrouve pas le corps, il sera impossible de prouver le décès. Je crois qu'il faut des années avant qu'un disparu soit considéré comme mort. Je ne suis pas près de palper la succession… Bon Dieu ! Vous avez fait du joli !

— Dites donc, murmura Jango, vous pensez bien que je ne peux pas me permettre de courir le risque de laisser un cadavre derrière moi… Cher monsieur, ça parle, un cadavre… Vous ne le savez peut-être pas ? C'est toujours le cadavre qui donne le nom de l'assassin.

— Je m'en fous, grommela le neveu. Tout ce que je regarde, c'est que vous avez tout gâché… Mon oncle était de santé fragile ; il aurait pu disparaître d'un moment à l'autre…

Jango but posément son demi mousseux.

— Tout le monde peut disparaître d'un moment à l'autre, déclara-t-il, vous… moi… Quant à la santé de votre parent, parlons-en !… Solide comme un roc, il était. Je m'y connais. C'était exactement le genre d'homme à vivre très vieux… qui sait, même : à vous conduire au Père-Lachaise…

La conversation commençait à prendre une tournure pénible.

— En tout cas, résuma le neveu, je comptais fermement sur l'héritage.

— Tôt ou tard, il vous reviendra.

— J'aurais préféré tôt.

Il mettait tant d'aigreur dans ses paroles, et d'une façon si déterminée, que Jango se fâcha.

— Écoutez, éclata-t-il brusquement, je n'aime pas beaucoup vos manières. Ai-je fait décéder votre oncle, oui ou non ? Oui ? Alors, payez-moi !

Surpris par cet éclat dont il n'aurait pas jugé son interlocuteur capable, le neveu promena autour de lui un regard éperdu. Heureusement, leur plus proche voisin était américain. Il ruminait du chewing-gum en écrivant des cartes postales. Rassuré, le neveu se tourna vers Jango. Il paraissait à la fois furieux et effrayé.

— Je vous en prie, calmez-vous…

Il sortit une enveloppe de sa poche et la tendit à Jango. Celui-ci l'ouvrit et, sans sortir les billets de banque, les compta.

— Ça va, fit-il, un peu radouci, le compte y est… Croyez-moi, insista Jango, votre oncle, c'était autant dire un roc. Les anciens officiers vivent plus longtemps que nécessaire.

Le terme d'officier lui rappela la rosette. — Voilà sa décoration, annonça-t-il courageusement.

Il posa le ruban sur la table de marbre.

Le neveu eut l'air horrifié, comme si le défunt colonel lui-même était venu s'asseoir sur le guéridon.

— Enlevez ça, balbutia-t-il, enlevez ça…

Sans enthousiasme, Jango reprit la rosette et la remit dans sa poche.

— J'ai pensé que vous seriez heureux de conserver ce petit souvenir de votre oncle…

Le neveu le regarda sans comprendre.

— Quelle idée !

— Il y en a à qui ça aurait fait plaisir, fit Jango avec humeur.

Le jeune homme tira sur sa maigre moustache. Il semblait déconcerté.

— Vous êtes un drôle de type, murmura-t-il.

Jango se demanda si cette remarque était péjorative. Il décida que non.

— Je m'excuse, mais j'ai des courses à faire, dit-il en se levant.

Une dernière fois, il regarda le neveu avant de l'oublier.

— J'espère que tout ira selon vos désirs. Je suis certain que ça s'arrangera très bien, question d'héritage ; ce serait idiot que « ça » n'ait servi à rien.

Il ajouta en se penchant un peu :

— Ce vieux colonel ne se rendait même pas compte de son grand âge. Vous le fréquentiez beaucoup ?

— Qu'est-ce que ça peut vous foutre ? demanda le neveu avec lassitude.

CHAPITRE II

Barbara donnait à manger à ses poissons rouges lorsque Jango sonna. Elle vida son sachet de daphnies dans l'aquarium pour s'en débarrasser. L'Aga-Khan, heureux de l'aubaine, se précipita à la surface pour y gober les graines. Il mettait dans sa hâte tant de gloutonnerie que Barbara l'injuria avant de quitter la pièce.

Un monsieur à mine sévère se tenait dans l'encadrement de la porte, un paquet sous le bras. La jeune femme eut l'impression de connaître le paquet, mais non l'homme.

Elle attendit des mots de son visiteur. Il la regardait d'un air tendre et grave qui surprenait Barbara sans toutefois l'inquiéter.

— Vous désirez ? questionna-t-elle.

Alors l'homme eut une affirmation surprenante :

— C'est moi, dit-il, en faisant un pas en avant.

Éberluée, Barbara le laissa entrer. L'arrivant enleva son chapeau, l'accrocha au portemanteau du vestibule, puis déposa son paquet sur la console.

— Je vous demande pardon, dit Barbara, mais vous devez faire erreur…

Jango ouvrit de grands yeux :

— Ce n'est pas possible, soupira-t-il. Sans blague, Barbara, tu ne me reconnais pas ? Ou c'est histoire de plaisanter ?…

Barbara réfléchit rapidement. Elle subissait la situation et ne trouvait pas la force de réagir. Elle pensa vaguement à une farce montée par un copain. L'arrivant venait de l'appeler Barbara. Le fait qu'il se servît de son surnom avait quelque chose de rassurant. (En réalité, elle s'appelait Albertine.)

Par ailleurs, l'homme avait des gestes et des expressions qui frétillaient dans sa mémoire.