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J’avais accroché mon imper et mon chapeau à la patère du vestibule pour aller me nettoyer. Quand je suis revenu, j’ai aperçu la table mise dans la salle à manger. Mme Broussac s’y trouvait déjà et la plus jeune des filles découpait le pain qu’elle arrangeait dans une corbeille.

Je les ai rejointes. L’aînée arrivait, portant une soupière fumante. De la soupe aux lentilles ! Je n’ai pas pu résister.

— Et mon couvert ? ai-je demandé.

Vous auriez vu leurs têtes !

CHAPITRE IV

Je me demande encore comment nous nous y sommes pris pour dîner sans prononcer une parole. C’est Mme Broussac qui a battu tous les records d’endurance. Non seulement elle n’a rien dit, mais de plus elle ne m’a pas regardé une seule fois. Ses filles, par contre, me détaillaient à la dérobée. Elles surveillaient surtout mes mains, au point que j’en avais honte. J’essayais de me rappeler les bonnes manières de Max. Fallait pas découper toute sa viande dans son assiette avant de commencer à la manger. Ne pas écraser les légumes avec le dos de la fourchette… ni vider son glass cul-sec… et puis se servir après les dames. Quand j’y pensais il était chaque fois trop tard.

C’est pourquoi je ne pouvais pas parler, moi non plus. Ça me serrait le gosier… Faut dire que c’était mon premier repas chez des bourgeois. Oh ! j’avais déjà cassé la croûte dans des salles à manger pareilles à celle-là, mais c’était toujours au cours d’un casse, lorsque les propriétaires n’y étaient pas. Je me sentais si mal à l’aise que j’ai regretté pendant tout le repas de m’être invité.

Pourtant, maintenant, je n’avais plus le choix. Pour repiquer Maurice, je ne devais pas lui courir après à travers le monde, mais l’attendre dans son nid. Il n’allait pas tarder à rappliquer pour récupérer les bijoux. J’avais dans l’idée que ça l’empêchait de dormir maintenant, la pensée que je savais où ils étaient planqués. Pendant quelque temps il aurait la frousse, bien sûr, après ses émotions de Genova. Puis il s’enhardirait. Les hommes les plus poltrons finissent toujours par bercer leur peur pour l’endormir…

Quand on a eu fini de croquer, la Vieille s’est levée et a gagné son bureau. J’ai un instant craint qu’elle téléphone aux autorités de par là pour leur demander si ça se faisait chez les poulets de s’installer à domicile et de partager la croque du monde. Mais un coup d’œil dans la pièce m’a montré qu’elle s’occupait de ses paperasses. La situation financière de la maison se présentait mal, y avait pas besoin d’être expert-comptable pour le comprendre. Elle passait ses nuits à tirer des plans foireux sur la comète, Mme Broussac. Chaque escalope qui franchissait la porte devait coûter son prix d’angoisse, je vous le garantis.

J’ai eu un coup d’indécision. Le mieux, c’était peut-être de ramasser mon chapeau et de leur dire good night !

Mais j’ai trop le sentiment du devoir pour céder aux premières impulsions.

Les deux filles charriaient les assiettes sales de la salle à manger à la cuisine. Bonne âme, j’ai pris la corbeille à pain et la salière, histoire de contribuer… Naturellement, ces deux trucs restaient dans la salle à manger où Sylvie (la petite) les a reportés avec humeur.

La grande (elle s’appelait Jacqueline) a passé une blouse blanche et enfilé des gants de caoutchouc pour faire la vaisselle. Elle ressemblait plus à une infirmière qu’à une plongeuse.

Sylvie a pris un torchon pour essuyer les assiettes au fur et à mesure. Je les ai regardées un moment, assis sur un tabouret. Elles continuaient à se taire…

Je savais ce qu’elles pensaient. Les deux mômes se demandaient ce que j’attendais pour prendre mes cliques et mes claques. La situation devenait de plus en plus tendue. J’ai empoigné un torchon accroché à côté de l’évier.

— Je vais vous donner un coup de main, ai-je annoncé en riant.

— Non, merci ; c’est inutile ! a déclaré Jacqueline.

— Mais si. Figurez-vous que je n’ai jamais fait la vaisselle. Ça m’amuse d’essayer… Paraît que tous les milliardaires américains ont débuté en faisant la plonge… Je ne serai jamais Américain, mais je ne désespère pas de devenir milliardaire…

J’ai chopé un plat sur la pile de vaisselle qu’elle sortait de son bac en matière plastique. Vous me croirez si vous voulez, mais moi qui ai des gestes d’accoucheuse pour ouvrir les coffres les plus coriaces, j’ai réussi à foutre la pile d’assiettes en l’air. Ça a produit un bruit terrible qui les a fait crier, toutes les deux. Jamais je ne me suis senti aussi couillon de ma vie.

Naturellement la vieille est arrivée précipitamment. Elle a contemplé les assiettes cassées, ses filles, le torchon que je tenais le long de ma jambe…

— Monsieur, elle m’a fait poliment, je vous prie de quitter cette maison immédiatement ! Votre attitude est inconcevable.

À qui elle croyait parler, Madame la baronne ! À son vieux type qui peinturlurait les masques, ou à un homme authentique ?

J’ai posé le torchon.

— Je crois qu’on s’est mal compris, madame Broussac, ai-je murmuré. Ici, jusqu’à nouvel ordre, c’est moi qui commande. C’est moi qui donne les ordres, et qui casse la vaisselle si bon me semble. (J’ai été content de cette phrase. Elle était bien tournée, je sais pas si elle les a épatées, mais je peux vous dire qu’elle m’a impressionnée, moi !).

La pauvre dame est passée par toutes les couleurs de la colère. Y avait de l’électricité dans l’air, je vous jure.

Elle a tendu le bras vers la porte.

— Sortez !

Ç’aurait été une de ses deux filles qui me dise un truc comme ça, recta elle aurait eu ma main sur le museau. Avec la vieille, j’ai pas osé. Toujours mon complexe des cheveux blancs…

— Écoutez, madame Broussac. Je ne vous ai pas tout dit sur votre garçon…

Ça l’a calmée. Elle a laissé retomber son bras vengeur.

Du moment que j’avais trouvé le bon argument, il fallait que je pousse mon avantage.

— Sachez seulement que sa seule chance, c’est d’être arrêté. Il n’a pas été régulier avec les gens de sa bande, et ceux-ci le recherchent pour le mettre en l’air… Je ne sais pas si je me fais bien comprendre !

Elle n’avait plus du tout envie de rouscailler. Elle s’est assise, une main sur son cœur, comme au théâtre, seulement là, c’était pas du flan.

J’ai poursuivi, hors de moi :

— Et si je suis ici, c’est justement pour sauver sa carcasse de fumier, vous m’entendez ? Ordre de mes chefs : l’attendre auprès des diams qu’il ne manquera pas de venir récupérer… Maintenant, si vous faites des histoires, je m’en vais, tout à fait d’accord, car je n’ignore pas que ma présence ici est irrégulière. À vous de décider…

Elle n’a pas pu répondre : elle chialait. Un chagrin curieux, comme jamais je n’en avais vu. Les larmes coulaient sur ses joues sans qu’elle les sente… Ses deux filles se sont précipitées vers elle et l’ont embrassée. Ce tableau familial me cassait les pieds.

— La chambre de Maurice, ai-je questionné, c’est bien celle où il y a une raquette de tennis au mur et la photo de Gary Cooper ?

— Oui, a dit Jacqueline.

— Bon. C’est là que je coucherai… Pas d’objections ?