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— Ce n'est pas « mon » toubib, proteste Colombe.

Stéphane ne l'entend pas.

Elle s'en fiche, après tout. L'important, c'est qu'elle ait retrouvé son sommeil.

Rebecca Moore habite toujours Colombe, même si le roman est presque fini. Mettez-vous dans sa peau, vous êtes Rebecca Moore, les mots de Régis reviennent souvent dans son esprit. Finalement, ça l'amuse, au fil des jours, de faire la Rebecca, de marcher comme Rebecca, de parler comme Rebecca. Pas tout le temps, bien sûr. À petites doses, c'est plus drôle. Ça la prend parfois dans la rue le matin, lorsqu'elle se rend à la maison d'édition. Une démarche féline et indolente remplace subitement la sienne. Autre divertissement : adopter la voix de Rebecca à l'improviste, chez le boucher, à la poste, s'approprier ce timbre intime, un peu rauque, alliage entre un pan de velours qui chuinte et le crépitement des Rice Krispies arrosés de lait. Les hommes y réagissent avec une rapidité pavlovienne. Lorsque Colombe sent qu'une réaction masculine risque de déraper, en un clin d'œil, elle redevient la banale Mme Barou. Et l'homme croisé place Zénith, ou au guichet des recommandés, se demande s'il n'a pas été victime d'un mirage. Où est passée la créature au déhanchement fascinant ? L'inconnue capable de rendre érotique le mot « récépissé » ? Volatilisée. Évaporée. Rien à voir avec cette grande bringue là-bas qui se tient toute voûtée.

Le spectacle que lui offre son mari, avachi soir après soir devant la télévision, fait réagir Colombe. Rebecca n'aurait jamais pour époux un homme dont la main droite s'est muée en télécommande. Un homme qui préfère le petit écran à la petite mort. Un homme qui, la nuit venue, murmure : « Bonsoir, Coco », après avoir planté un chaste baiser sur son front. Qu'aurait fait Rebecca dans sa situation ? Elle n'aurait jamais épousé Stéphane, ricane la voix. Colombe l'ignore. Rebecca ne serait pas restée assise sur son magnifique postérieur à se tourner les pouces. Son mari n'a plus envie de lui faire l'amour ? Qu'à cela ne tienne. Elle aurait pris un amant. Un amant. Colombe réfléchit. Non, elle n'est pas prête pour ça. Elle n'oserait jamais. Et puis, quand bien même l'envie de tromper son mari la prendrait, avec qui ? Les romans libertins dont elle se délecte regorgent de mâles disponibles. Pas comme dans sa vie de tous les jours, où son choix se limite à Régis, et au mari de la concierge, M. Georges. Que faire, alors ? Que faire pour arracher Stéphane de son hibernation sexuelle ? La réponse ne vient pas.

Un après-midi, en sortant de la banque rue de Lempicka, Colombe remarque pour la première fois la devanture d'un magasin de lingerie. Dans la vitrine, une envolée de tissus pastel. Elle repense à ses lectures salaces. L'Amélie de Béguin et ses jarretelles noires, Isadora Wing et ses guêpières écarlates, les femmes d'Anaïs Nin, celles qui attendent dans l'oppressante moiteur des maisons doses, gainées de satin et de soie. Une chair de poule fugace s'imprime sur la peau de Colombe. Voilà la réponse, voilà comment réveiller Stéphane de son sommeil de cent ans, voilà ce qu'aurait fait Rebecca Moore.

Colombe hésite devant le magasin. À l'intérieur, une vendeuse attend. Impossible d'entrer, de subir son œil faussement complice. Elle anticipe ses questions : « Vous faites du combien, madame ? Avec ou sans armature ? » Puis la cabine exiguë, la chaleur qui monte aux joues, la fille qui bâille derrière le rideau de nylon. Ensuite, le verdict, le regard expert : « Ah, ça plisse un peu, non ? Il vous faut la taille au-dessous. » Rebecca se serait engouffrée dans la boutique, un sourire aux lèvres. Elle se serait pavanée devant la glace de la cabine. « Je prendrai ça, et ça, et puis ça. Et vous me ferez un joli paquet, s'il vous plaît. » Le sourire béat de la vendeuse.

Mais Colombe ne pense plus à la vendeuse. Elle vient de se souvenir de quelque chose. Dans un de ses catalogues de vente par correspondance, il y a de la lingerie. Vite, au plus vite, rentrer la maison. Le catalogue est déniché, les pages tournées à la hâte. Profusion de soutiens-gorge, de strings, de jarretelles, de bas résille, de culottes… « Qu'est-ce que tu préfères dans tout ça ? » demande Colombe à Rebecca qui répond : « Tu le sais très bien. Tu n'as pas besoin de me poser cette question. » L'index de Colombe débusque une guêpière noire. Le genre de chose qui ne peut laisser un homme indifférent. « Ça ? Je commande ça ? » Mais ce n'est pas Rebecca qui lui répond. C'est la voix. Oui, tu commandes ça, ma grande. Et pas demain. Maintenant.

La guêpière arrive quelques jours plus tard dans un paquet discret. Colombe l'ôte de son emballage soyeux et la déplie délicatement. Harnachement subtil de soie et de dentelle noires, découpé haut sur les cuisses, qui, en emprisonnant les seins dans une fine armature, leur donne un effet bombé des plus réjouissants. Ce soir, elle la mettra pour Stéphane. Ce sera une surprise.

Toute la journée, Colombe réprime son impatience. La nuit venue, enfermée dans la salle de bains, elle se prépare. Elle a du mal à enfiler la guêpière. Cette chose diabolique est truffée d'une armada de crochets invisibles. Comment s'y prendre ? La fermer par le haut, par le bas ? La faire glisser sur les hanches une fois attachée ? Quelle gymnastique. À force de se tortiller, elle a les joues roses, le souffle court. Rebecca doit avoir l'habitude, elle doit se faufiler là-dedans comme dans un T-shirt. Colombe s'admire enfin dans la glace. Oui, elle est belle, irrésistible. Au fond, ça lui va très bien, cette chose. Maintenant, la touche finale : une bouche rouge de séductrice.

Lorsqu'elle entre dans la chambre, Stéphane dort déjà. Rien d'étonnant. Elle s'approche de lui, le regarde. Comment le réveiller ? Rebecca, elle, ne se trouve jamais en face d'un homme assoupi. Que ferait-elle en pareil cas ? Colombe prend la main de Stéphane – avec davantage de délicatesse que Rebecca, connue pour ses gestes plus directs – et l'applique sur son sein si joliment mis en valeur par la guêpière. Stéphane ouvre les yeux. Il contemple le harnachement de sa femme dans un silence estomaqué. Puis il pouffe de rire. Un rire un peu nerveux.

Colombe ne dit rien. Il a ri ? Pas grave. Rebecca est derrière elle, lui dicte chaque geste, lui chuchote : Prends sa main, mets-la contre tes lèvres, oui, comme ça, embrasse chacun de ses doigts, oui, c'est bien, titille son majeur du bout de ta langue, regarde-le droit dans les yeux, oui, voilà, exactement comme ça. Maintenant, allonge-toi à côté de lui, voilà. Prends-le dans ta main. Caresse-le. Doucement. Plus vite, maintenant. Regarde-le, toujours. Stéphane ne rit plus. Il est étonné. Excité aussi. Jamais elle ne lui a prodigué des caresses aussi savantes avec un tel aplomb. Mais d'où sort-elle cette tenue ? Et où a-t-elle appris tout ça ? Elle a l'air d'aimer. De vraiment aimer. Colombe, après douze ans de mariage, décolle, goûte à un plaisir nouveau. Un plaisir qu'elle est persuadée d'avoir partagé avec son mari.

— C'était bien, sourit-elle dans l'épaule de Stéphane. Pour toi aussi, mon amour ?

— Tu n'as pas besoin de te déguiser pour me faire de l'effet.

D'un geste hâtif, Colombe passe le dos de sa main sur ses lèvres pour ôter le rouge. Stéphane comprend qu'il lui a fait de la peine. Il cherche à la garder contre lui.

Mais elle se dérobe.

Son mari s'est endormi. Colombe enlève son déguisement avec difficulté. Elle a honte. Pourquoi n'a-t-il pas aimé ? Elle ne comprend pas. C'était bon, pourtant, si bon. Mais pas pour lui. Elle n'aurait pas dû. Son visage brûle. C'est ce roman. Il a déteint sur elle. Il l'a pervertie. La lubricité de Rebecca s'est infiltrée en elle comme un virus. La guêpière gît à terre, une araignée écrasée. D'un coup de pied, Colombe l'envoie sous le lit. Jamais elle ne la remettra. Elle se sent triste et seule à pleurer. Pourquoi attache-t-elle tant d'importance à ce qui s'est passé ce soir ? Pourquoi ne peut-elle pas tout oublier, dormir et se réveiller demain comme si de rien n'était ?