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Vers deux heures du matin, Stéphane se met à ronfler. Colombe subit. La gamme complète est à sa disposition ; elle reconnaît les longs, anticipe les courts, ceux ponctués d'un grognement, d'autres d'un râle. Comment a-t-elle pu passer plus d'une décennie auprès d'un homme qui ronfle autant ? Il n'y a rien de pire que vouloir dormir côté de quelqu'un qui, lui, dort profondément et le montre.

Nue, elle sort du lit, évite la latte qui grince. Les jumeaux dorment aussi. Tout l'immeuble dort. Sans allumer la lumière, elle se penche à la fenêtre de la cuisine. La lune brille. La ville entière semble assoupie, pétrifiée dans un sommeil éternel. Pas une voiture. Pas un passant. Tout le monde dort, sauf elle, et l'injustice de cette situation la prend à la gorge. Elle a envie de briser le silence d'un cri fou, de réveiller ces privilégiés qui dorment tranquilles.

Soudain la brise de la nuit lui apporte une odeur qu'elle reconnaît tout de suite. Celle d'une cigarette. Elle se penche, regarde vers le bas, dans l'obscurité de la cour. Personne. Elle lève le menton. L'odeur se précise. Ses yeux scrutent la façade sombre qui se dresse dans le noir. Il y a quelqu'un là-bas, de l'autre côté de l'immeuble qui forme un « L ». Un homme, assis à son balcon. Elle distingue la tête, les épaules, découpées avec netteté contre la pièce illuminée derrière lui. C'est l'étage directement au-dessus d'elle. Son cœur bat plus fort. Le cinquième. Pas de doute. C'est lui. C'est bien lui. Son voisin. Le docteur Faucleroy.

Colombe ne voit pas son visage, juste la lueur rouge de la cigarette qui s'allume comme un petit phare dans la nuit. Mais l'homme a dû l'apercevoir, car sa tête s'est tournée vers elle. Elle plaque ses mains sur ses seins nus, recule à toute vitesse, s'accroupit, cherche la pénombre de la cuisine, là où il ne peut plus la voir. Le docteur Faucleroy reste dans la même position, silhouette vêtue de blanc parfaitement immobile. Colombe se sent piégée. Elle n'ose plus bouger. De longues minutes s'écoulent. Enfin, d'une pichenette, le docteur Faucleroy jette sa cigarette dans la cour. La silhouette blanche se lève, la tête toujours dans l'axe de la cuisine des Barou, puis elle s'avance, semble se pencher par-dessus la rampe. Colombe a l'impression que le regard du docteur, tel un rayon laser, va l'atteindre, la brûler. Elle ramène ses pieds sous ses fesses, se fait le plus petite possible. La silhouette blanche se redresse. Quelque chose semble éclairer le visage du docteur. Il sait qu'elle est toujours là, qu'elle n'a pas bougé, qu'elle le regarde.

Le docteur Faucleroy lui fait un signe amical de la main. Comme s'il savait qu'elle était montée chez lui à quatre heures du matin, en chemise de nuit, et qu'elle n'avait pas osé sonner.

Puis il disparaît.

Colombe est restée dans la cuisine. À six heures, elle allume la radio. Distraitement, elle écoute les nouvelles. Puis elle prépare le petit déjeuner des garçons et de Stéphane. Voilà longtemps qu'elle n'a pas vu l'aube. Le ciel s'est peu à peu éclairci, les réverbères se sont éteints, et le petit matin illumine les immeubles et les trottoirs. La ville s'éveille. Le bruit, d'abord un grondement, une sorte de clameur sourde, enfle d'heure en heure. Les volets s'ouvrent, les portes claquent, les voitures démarrent.

Assise devant une tasse de thé au lait, Colombe pense au docteur Faucleroy. Ses cheveux courts, presque rasés. Ses oreilles découpées par la lumière derrière lui, en ombre chinoise. L'éclat soudain de ses dents dans l'obscurité. Ce sourire qui lui a semblé insolent. Ce geste de la main, détendu, familier, comme s'il connaissait tout d'elle. Comme s'il savait qu'il l'empêchait de dormir, et qu'il tirait de cette emprise une étrange et perverse jouissance.

Régis Lefranc finit de lire la dernière page du manuscrit. Le livre de Colombe a su ressusciter des sensations qu'il croyait dévitalisées. Frais. Nerveux. Sensuel. Une merveille. Régis pose son cigare, compose le numéro de Colombe.

— Venez me voir, lui dit-il d'une voix sinistre. Je vous attends.

Nullement impressionnée, elle sait qu'il s'amuse à prendre cette voix monocorde pour la déstabiliser, tactique qu'il adopte avec certains auteurs, et particulièrement avec elle.

La minute d'après, Colombe est assise en face de lui. Surpris, Régis la contemple. D'abord, elle n'a pas l'expression concentrée qu'elle adopte lorsqu'il lui donne son avis sur son travail. Ensuite, elle semble absente. Différente. Il la détaille. Une langueur, un teint plus pâle, le regard vague. Des cernes mauves. Les cheveux moins apprêtés, comme si elle n'avait pas eu le temps de se coiffer ce matin.

D'habitude, elle est rivée à ses lèvres, elle attend le verdict. Ce matin, elle regarde par la fenêtre.

— Ça va, Colombe ?

Elle le fixe enfin.

— Je suis fatiguée, dit-elle.

Et elle bâille.

— Vous n'êtes pas malade ?

— Non. J'ai mal dormi.

— Je voulais vous parler de votre livre.

Nouveau bâillement. Elle s'en fiche, ou quoi ?

— C'est mieux ? demande-t-elle.

— Non, dit-il d'une voix de plus en plus sombre, juste pour guetter sa réaction.

Elle l'imite :

— Vous mentez. Je sais que c'est mieux.

Régis sourit, se penche vers elle.

— Pas mieux, Colombe. Excellent. Brillant.

Elle ne rougit même pas.

— J'ai beaucoup travaillé, vous savez.

— Ça se voit. Vous pouvez être fière de vous, Colombe.

Elle sourit enfin, un vrai sourire, lumineux, sincère.

— Oh, mais je le suis.

Régis croise ses doigts épais.

— Vous savez, Colombe, j'ai pensé à quelque chose en finissant ce roman. Vous n'avez jamais songé à écrire un livre que vous signeriez de votre nom ?

Elle le regarde en face.

— Si, avoue-t-elle. Mais je ne le ferai pas.

— Pourquoi ?

— Mon métier est un travail de l'ombre. Je reste en retrait. Je ne prends pas de risques. Le risque, ça ne me va pas.

Il pointe vers elle le bout de son cigare.

— Vous vous trompez sur toute la ligne. Ouvrez les yeux, Colombe. Vous êtes une véritable romancière. Vous avez du talent. Je sais que vous portez en vous un roman formidable. Laissez ce livre sortir de vous, bon sang ! Prenez le risque d'écrire. Avancez dans la lumière.

Colombe baisse le menton. Sa lèvre inférieure tremble.

Une fois remontée dans son cagibi, elle se laisse aller. Longtemps, elle pleure, la tête posée sur son bureau. Les larmes coulent, sans s'arrêter. Qu'est-ce qui lui arrive ? Pourquoi les paroles de Régis ont-elles déclenché ce déluge ? Elle s'étonne de sa fragilité. Sa nuit blanche ? L'épisode de la guêpière ? Le comportement étrange du docteur Faucleroy ? Un mélange de fatigue, de tristesse, de dépit ? Oh, elle n'en sait rien, après tout. Au diable l'analyse. À présent, elle doit se reprendre. Quelqu'un peut entrer, la voir dans cet état, se faire toutes sortes d'idées. Elle essuie son visage.

À treize heures, lorsqu'elle quitte la maison d'édition, elle ne se doute pas que Régis la suit du regard, debout devant sa grande fenêtre du premier. Elle marche lentement, le dos courbé. Lorsqu'elle disparaît au coin de la place, Régis se rend compte qu'il est inquiet ; il se passe quelque chose dans la vie de Colombe.

Mais quoi ?