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6

— Monsieur Barou ?

Stéphane revient sur terre. Son assistante le dévisage d'un air bizarre.

— Oui ? demande-t-il.

Sarah sourit, un peu embarrassée.

— Tout va bien ?

Il se gratte la tempe.

— Mais oui, tout va bien. Pourquoi ?

— J'ai frappé plusieurs fois. Vous ne répondiez pas. Alors je me suis demandé si…

Stéphane balaie ses craintes – ou sa curiosité – d'une main agacée. Son assistante s'esquive. C'est vrai qu'il a la tête ailleurs. Pas étonnant, après tout. Cette guêpière. Colombe dans sa guêpière. Debout devant lui. Les yeux brillants de désir. Quelle mouche a piqué sa femme ? Oui, elle est sensuelle. Elle a toujours aimé l'amour. Mais jamais il ne l'a vue aussi… aussi… Il cherche le mot, le trouve, le rejette. Pourtant, c'est bien ce mot là. Salope. Colombe, jusqu'ici, n'avait rien d'une salope. Une fille saine, simple, naturelle. L'autre soir, elle s'est métamorphosée en salope.

Le téléphone sonne, il expédie son interlocuteur, raccroche. Poing sous le menton, il réfléchit. Retour sur la dentelle noire. Si peu son genre. Elle était belle, pourtant. Ça lui allait bien. Oui, il fallait se l'avouer, elle était désirable, bandante, douce et violente la fois. Pourquoi n'avait-il pas aimé ? Il se mordille le doigt. Si, il avait aimé, bien sûr, il avait aimé. Enfin, son corps avait aimé, pas sa tête. Nuance. Pourquoi ? Il se lève, fait les cent pas dans son bureau. Une angoisse monte en lui. Quelque chose prend forme. Quelque chose d'ignoble. D'inconcevable. Non. Ridicule. Idiot. Et pourtant… Impossible de ne pas y songer. La guêpière. Pourquoi a-t-elle acheté ce truc ? L'a-t-elle déjà mis pour exciter un autre ? Que fait-elle de ses journées après tout ? Il ne s'y est jamais intéressé. Les enfants, la maison, son mi-temps… c'est tout ce qu'il sait. Et si elle avait rencontré quelqu'un aux éditions de l'Étain ? Un écrivain. Un intello. Un journaliste. Stéphane s'arrête devant la fenêtre, regarde les voitures rouler le long du quai d'Argelous. Son souffle rapide trace de petits nuages de buée sur la vitre. Pour la première fois en douze ans de bonheur tranquille, une interrogation surgit.

Et si Colombe lui était infidèle ?

Ils sont au lit. Brusquement dans le noir, il dit :

— Est-ce que tu m'as déjà trompé ?

Colombe ouvre un œil. Elle dormait presque.

— Quoi ? balbutie-t-elle.

Stéphane répète sa question. Colombe, stupéfaite, ne dit rien pendant quelques secondes. Puis elle allume la lumière, se retourne, le regarde.

— Mais pourquoi me demandes-tu ça ?

— Réponds, s'il te plaît.

— Non, dit Colombe. Je ne t'ai jamais trompé.

Ses yeux sont francs, doux.

Silence.

— Et toi ? demande-t-elle enfin.

Stéphane éteint la lumière. C'est plus facile de mentir dans le noir.

— Moi non plus.

Avant de s'endormir, il pense à son mensonge. À ces femmes croisées lors de ses voyages, dans un restaurant, un bar, un hôtel. Colombe ne se doute de rien. De l'autre côté du lit, elle ne dort pas. Les yeux ouverts dans l'obscurité. Est-ce que tu m'as déjà trompé ? Pourquoi cette question au milieu de la nuit ? Qu'est-ce qui lui prend ? Comment peut-il lui demander une chose pareille ? Comment peut-il avoir des doutes ? Malgré elle, elle sourit. Il n'a aucune idée de ses journées, de son train-train. Travail, ménage, garçons. Un amant ! Et puis quoi encore ? Un amant… Est-ce qu'elle a une tête à avoir un amant ? Au fond, ça lui fait de la peine qu'il lui pose cette question, comme s'il doutait d'elle, comme s'il ne lui faisait plus confiance. Pourtant elle n'a jamais songé à un autre homme. C'est lui qu'elle cherche à séduire. La guêpière, c'était pour lui, pour son mari. Moi non plus, a-t-il répondu. Oui, elle le croit, oui, elle lui fait confiance. N'est-elle pas le pilier de l'existence de Stéphane, comme lui est le pivot de la sienne ?

Elle songe à ses lectures libertines. Pourquoi les maris y sont-ils le plus souvent cocus, impuissants ou morts ? Les héros de l'histoire sont toujours l'amant, la maîtresse. Ce sont les rendez-vous d'adultère que l'auteur décrit, jamais ce qui se passe dans le lit conjugal. Ce constat l'ébranle et l'irrite à la fois.

Vingt-trois heures. Colombe lit dans son bain. Un orteil vissé sur le robinet d'eau chaude, elle finit Lady Chatterley. Stéphane est absent pour quelques jours. Il n'était pas reparti depuis longtemps. Quelle paix, une fois le mari envolé. Tout est calme, ordonné. Les jumeaux redeviennent dociles. Quand leur père est là, Colombe passe au deuxième plan. Bonne à faire la cuisine et à ranger leur désordre. Elle se reprend, se trouve injuste envers Stéphane qui se donne beaucoup de mal pour sa famille. Un petit coup d'orteil, et l'eau brûlante coule à nouveau. Ah, le bonheur de ces soirées solitaires. Plus de mari hypnotisé par la télévision. Plus de ronflements nocturnes. Pauvre Stéphane, s'il savait. Mais il ne sait rien. Et il sera vite de retour.

Seule dans son lit pour la première fois depuis quinze jours, Colombe glisse un pied, puis un mollet du côté de Stéphane, s'allonge en diagonale. Elle a l'impression de transgresser un interdit. La jouissance qu'elle en tire est délicieuse. Bras et jambes en croix, elle s'endort, prenant possession du lit conjugal. À trois heures, comme toutes les nuits depuis quelque temps, elle se réveille automatiquement. Même s'il n'y a plus de bruit. Quelque chose s'est déréglé en elle. Ses nuits sont interrompues. La qualité de son sommeil n'est plus la même. Elle le sent à la fatigue qui ne la quitte pas de la journée. Il faut qu'elle répare cette horloge interne, sans somnifères, surtout. Comment faire ? Compter les moutons, tisanes au miel, lait tiède, bains chauds avant de se mettre au lit ? Les remèdes de grand-mère ne manquent pas. Elle ferme les yeux. Les moutons.

BUT IT'S ALL RIGHT

NOW IN FACT IT'S A GAS

BUT IT'S ALL RIGHT

I'M JUMPING JACK FLASH

IT'S A GAS GAS GAS

Colombe se redresse. Quoi ? La musique ? Il n'y a eu aucun bruit depuis l'intervention de Stéphane. Alors quoi ? Un mauvais rêve ? Non, Jagger est bel et bien de retour, très en forme au-dessus de sa tête, tonitruant. Colombe se lève, claque la porte derrière elle, se réfugie dans le calme du salon. Pourquoi la musique ce soir ? Depuis deux semaines, pas un bruit. Elle avait oublié cette histoire. Affaire classée. Et dire que Stéphane n'est pas là…

Mais oui, justement. Stéphane est absent… Non. Elle divague. Elle devient folle. Colombe appuie ses mains fraîches sur son front. Sa peau est moite. Chut. Du calme pour réfléchir. On respire. On se reprend. Doucement. Voilà, ça va mieux. Mais tout de même ? Non, ce n'est pas possible, c'est invraisemblable.

Le docteur Faucleroy allumerait sa musique lorsqu'il la sait seule ?

Elle imagine sa sœur, un rien méprisante. T'es tarée, ma pauvre. Comment ton voisin peut-il savoir si ton mari est là ou pas ? N'importe quoi. Ta gueule, dit Colombe, tout haut.

Dans la cuisine, elle met de l'eau à chauffer pour une tisane. La hanche appuyée contre le coin de l'évier, elle réfléchit. Les nuits avec Stéphane ont toutes été des nuits sans Stones. Soit. Mais pourquoi le docteur Faucleroy s'amuserait-il à lui voler son sommeil ? Ça n'a pas de sens. Si, fait la petite voix, tu as raison, Colombe. Il te vole ton sommeil. Et il le fait quand ton mari est en voyage.