Que faire ? demande-t-elle à la voix, que puis-je faire ? Personne ne lui répond. Elle est seule dans la cuisine, à attendre que l'eau bouille, que Jagger se taise. Dans le placard, elle prend son bol préféré, à l'effigie du groupe suédois ABBA. Son bol de jeune fille, unique vestige de sa vie d'avant. Colombe verse l'eau frémissante sur le sachet de verveine, ajoute une cuiller de miel. Les quatre visages imprimés sur la faïence, délavés par les passages répétés dans le lave-vaisselle, la réconfortent. Anni-Frid, Benny, Björn, Agnetha lui sourient. Inutile de se précipiter, semblent-ils dire. Pourquoi ne pas attendre la nuit prochaine ? Si la musique recommence, elle prendra ses dispositions à ce moment-là. Le matin venu, elle téléphonera à Stéphane, ou à Claire. Ils seront de bon conseil.
Retourner dans la chambre subir Jumping Jack Flash ? Inconcevable. Colombe s'allonge sur le canapé du salon, et naturellement, le matin venu, elle a mal à la tête, ses paupières sont flétries, son humeur épineuse. Elle s'énerve avec les enfants, avec l'assistante de Régis, avec la caissière du supermarché. Corriger les épreuves du livre de Rebecca ? La barbe. Elle n'a que quelques jours pour rendre son travail, mais elle s'en fiche. La journée entière, elle pense à la nuit. Elle ne pense qu'à ça. À son rendez-vous avec Jagger. Bien sûr qu'il viendra. Mick sera là, fidèle au poste, à trois heures quinze pétantes.
Il ne lui reste plus qu'à l'attendre.
I'VE BEEN SLEEPING ALL ALONE
I'VE BEEN WAITING ON THE PHONE
LORD I MISS YOU
OU OU OU OU OU
OU OU OU OU OU
Le voilà. Pile à l'heure.
Étrangement calme, Colombe retourne dans la cuisine. Elle ne s'était même pas déshabillée. Toute la soirée, toute la nuit, elle avait veillé, assise dans un fauteuil, un roman à la main, La Planche de salut, d'Erica Jong. Maintenant, c'est l'heure de la tisane. Un rituel. Le bol ABBA, le sachet de verveine, la cuiller de miel, l'eau qui bout. Des gestes concrets, simples, qui lui permettent de se concentrer. De réfléchir. D'essayer de comprendre.
Pourquoi les Rolling Stones ? Un code secret ? Un message ? L'anglais de Colombe est médiocre. Elle ne comprend pas grand-chose aux propos nasillards de Mick Jagger. Et elle n'en sait guère plus sur lui. À part ce que tout le monde sait : qu'il était marié avec une Nicaraguayenne, Bianca (une brune s'appelant Bianca, quelle provocation), qu'on lui a prêté une liaison avec David Bowie, qu'une de ses filles s'appelle Jade (prénom qu'elle aime beaucoup), qu'il a un château quelque part en Touraine, et que sa Texane (mère de quatre de ses enfants, une ex de Bryan Ferry) l'a quitté parce qu'il a fait un bébé à un mannequin brésilien. Il l'agace, ce type. Elle déteste sa musique, et pourtant elle est capable de reconnaître chaque chanson de lui. Le « best of » imposé par le docteur Faucleroy ? Un sans-faute. Angie, Satisfaction, Brown Sugar, Honky Tonk Woman, It's Only Rock'n'Roll, Jumping Jack Flash…
Et celle de cette nuit. Écrite pour Jerry Hall, la Texane. Miss You la ramène à l'été 78. L'été de ses douze ans. Les Chamarel avaient loué un appartement meublé à Saint-Malo. Colombe avait invité une amie, Laura, pour le mois d'août. Cette dernière, en bikini, était déjà une femme. Elle s'était entichée d'un maître-nageur. Comment s'appelait-il déjà ? Ah oui, Gaby. Play-boy la musculature huilée et au cerveau atrophié. Tandis que Laura s'encanaillait dans une cabine de plage, Colombe lisait Belle Catherine.
À quatre heures du matin, le silence retombe enfin sur l'appartement. Colombe se sent lucide, sa fatigue évanouie. Ses gestes sont précis et calmes. Il ne reste qu'une chose faire. Écrire une lettre au docteur Faucleroy. Une lettre claire et ferme. Elle s'installe devant son bureau, chausse ses grosses lunettes, allume l'ordinateur. Premier dilemme : une lettre manuscrite ou tapée ? Écrire à la main est devenu une corvée. Une lettre dactylographiée a plus de poids. Ça fait sérieux.
Cher Docteur Faucleroy,
Elle cale. Faut-il opter pour un ton modéré ? Humoristique ? S'il s'était contenté de la Lettre à Élise, elle aurait pu écrire : Cher Ludwig van B., votre lettre ma beaucoup touchée. De grâce, ne m'écrivez plus à trois heures du matin ! Élise. Non : son voisin du dessus est un rocker. Une espèce qu'elle connaît peu. Tandis qu'elle planche, Colombe sent son énervement s'accroître. « Cher » docteur ! Il n'a rien de cher. Il lui bousille ses nuits. Elle le déteste.
Docteur,
Voilà qui est mieux.
Mon mari vous a déjà adressé un mot. Auriez-vous la gentillesse de bien vouloir baisser votre musique ? En effet, j'ai encore été réveillée cette nuit, et celle d'avant, à trois heures du matin.
En vous remerciant par avance, je vous prie de croire, docteur, en l'assurance de mes sentiments distingués,
Mme C. Barou (votre voisine du dessous)
Ridicule ! Trop gentil. Trop mièvre. Un va-et-vient de sa souris nettoie l'écran. Elle recommence, tape avec hargne.
Monsieur,
Je pensais que vous étiez un voisin compréhensif : Je me suis trompée.
Pendant deux semaines, depuis la lettre de mon mari, il n'y a eu que silence. Voilà que tout recommence. Pourquoi ?
Avez-vous une idée du nombre de mes nuits blanches depuis que je vis sous votre appartement ? Vous êtes médecin, pourtant. Empêcher une personne de dormir peut la rendre folle, ou pire, la conduire à la mort. Vous le savez, non ?
Pourtant, vous continuez, nuit après nuit, à m'infliger les Rolling Stones. (Pour votre information, je hais les Rolling Stones. Je méprise Mick Jagger, sa musique, sa grosse bouche, ses déhanchements. Je déteste sa voix. Je déteste tous les autres Stones dont je ne connais pas le nom.)
Et sachez qu'à trois heures du matin, docteur, il n'existe aucune musique que j'aime. À cette heure-là, je voudrais dormir. Dans le silence. Si vous continuez de me voler mon sommeil, je…
Je quoi ?
Elle cale à nouveau.
J'appelle la police ? Je vous casse la gueule ? Je lacère votre paillasson ?
De toute façon, elle n'enverra jamais cette lettre. Elle passerait pour une hystérique, une folle.
Un mot simple, laconique, efficace. Voilà ce qu'il faut.
Elle tape :
BAISSEZ VOTRE MUSIQUE.
C'EST INTOLÉRABLE !
VOTRE VOISINE DU 4e
Colombe imprime, met la feuille sous enveloppe, écrit à la main le nom du docteur. Puis elle la pose sur le guéridon de l'entrée. Demain matin, ou plutôt tout à l'heure – car il est déjà quatre heures et demie –, elle la glissera sous la porte du docteur Faucleroy.
La nuit suivante. 3 : 30. Silence. Pas de musique. Elle a réussi. C'était simple, après tout. Un petit mot et l'affaire est réglée. Elle a trouvé la solution toute seule. Pas besoin de Stéphane, ou de Claire. Il est raisonnable, ce docteur Faucleroy. Un jour, en le croisant dans l'escalier, elle l'invitera à prendre un verre. C'est pratique d'avoir un médecin dans l'immeuble, surtout avec des enfants. Balthazar fait parfois des pointes de fièvre à quarante. Colombe s'étire. Comme la nuit est douce et calme. Et comme le sommeil à venir sera réparateur.