— Tu ne me crois pas, murmure-t-elle.
Il hausse les épaules.
— Je n'ai jamais entendu le moindre bruit, moi.
— Mais…, commence-t-elle.
— Colombe, interrompt Stéphane, tu es en train d'imaginer tout et n'importe quoi à propos du docteur Faucleroy. Ta scène d'hier soir était ridicule.
Colombe saute brutalement du lit, faisant tanguer le plateau. Elle s'enferme à clef dans la salle de bains.
La voix de Stéphane lui parvient travers la porte. La poignée monte et descend en vain.
— Coco ? Tu boudes ?
Colombe ne répond pas, enlève son T-shirt, ouvre le robinet de la douche. Le jet d'eau l'enveloppe, l'isole.
— Et mes toasts ? Tu ne finis pas mes toasts, ma chérie ?
— Pauvre con, marmonne-t-elle.
Tiens, c'est la première fois que tu traites ton mari de pauvre con.
— Tu vois, Coco, dit Stéphane, triomphant, après cinq nuits de sommeil ininterrompu, c'est fini. Je ne vais pas monter voir un voisin qui ne fait rien.
Colombe se renfrogne.
— Il recommencera dès que tu t'en iras. Je te le dis.
Son mari soupire.
— Si tu voyais ta tête. Une gamine butée.
— Je veux que tu ailles parler ce type.
Stéphane perd son calme.
— Mais pour lui dire quoi, la fin ? Il n'a rien fait.
Colombe se redresse.
— Tu crois que je t'ai menti ? Que j'ai tout inventé ?
Stéphane sourit. Un mince sourire, mâtiné d'impatience.
— Tu as toujours eu beaucoup d'imagination.
Colombe se tait, prend sur elle. Après tout, elle n'a aucune envie d'en parler avec Stéphane. Ça ne sert rien. Il est convaincu de la bonne volonté du docteur Faucleroy. Il n'a jamais entendu de musique à trois heures du matin. Dès que son mari repartira, le bruit éclatera, elle le sait. Comment en douter ? « Si tu me fais démarrer, je ne m'arrêterai jamais. » À moins que… Ne doit-elle pas réagir ? Elle ne peut plus subir ce voisin sans rien faire. Un plan d'action, c'est sa seule solution. Par quoi, par où commencer ? Difficile à dire. Il va falloir y penser, trouver une stratégie, une riposte, un angle d'attaque. Elle n'avait jamais eu envie de transgresser sa passivité, sensation inédite qu'elle savoure comme un bonbon au goût étrange. C'est un secret, son secret, ça la regarde, elle seule, personne d'autre. Pas question de déposer une plainte pour tapage nocturne. Tout déballer a la police lui ôterait un privilège. Pourquoi rendre cette affaire publique ? C'est son histoire, après tout, personnelle, confidentielle, entre le docteur Faucleroy et elle. Stéphane ne peut pas comprendre, personne ne peut comprendre. Le docteur Faucleroy s'adresse à elle, c'est elle qu'il empêche de dormir. Très bien, elle a encaissé, elle a tenu. Maintenant, elle va lui donner la réplique. Comment ? Elle ne le sait pas encore.
Et puis tout rentrera dans l'ordre. Ce n'est qu'une banale histoire de voisinage, finalement.
7
Une banale histoire de voisinage, soit. Mais avant de la régler, il s'agit de savoir à quoi ressemble ce voisin. Comprendre comment il est, de quoi il est fait. Pouvoir le reconnaître. Identifier l'ennemi avant de passer à l'attaque, voilà la stratégie.
— Le docteur ? Je ne le vois jamais, lui apprend Mme Georges, qui fait le ménage au cinquième deux fois par semaine. Il a des horaires difficiles, vous savez, comme tous les gens de ce métier. C'est un monsieur agréable, sérieux, très calme. Personne dans l'immeuble n'a eu à se plaindre de lui. Il ne fait pas de bruit. Il paie rubis sur l'ongle. Je n'ai jamais eu à lui réclamer mon dû.
Sérieux. Très calme. Il ne fait pas de bruit. Peut-être que la personne qui lui inflige les Rolling Stones au milieu de la nuit n'est pas le docteur Faucleroy ? Un ami peut-être, ou quelqu'un qui loge chez lui ? Mais la concierge lui précise que le docteur vit seul. À part ses enfants, qui viennent rarement, et qui sont tout jeunes – « Plus jeunes que les vôtres, madame Barou » –, il n'y a personne. Même pas la mère des enfants. Celle-là, Mme Georges ne l'a jamais vue.
Le soir, Colombe croise Mme Manfredi au supermarché de l'avenue de La Jostellerie.
— Vous qui êtes grande, vous ne voulez pas m'attraper l'huile d'olive tout là-haut ?
Colombe tend le bras, saisit le flacon. La petite Italienne la remercie. Sur le chemin du retour, Colombe règle son pas sur la cadence, plus lente, de sa voisine.
— Alors vous êtes bien installée ? demande Mme Manfredi.
— Oui, dit Colombe.
— Vous au moins, vous n'avez pas ces abrutis d'étudiants au-dessus de votre tête.
— J'ai le docteur Faucleroy, répond Colombe. C'est pire.
— Le docteur, s'exclame Mme Manfredi, il fait du bruit ? Lui ?
Elle semble si étonnée qu'elle s'arrête au milieu du trottoir. Colombe en profite pour poser son cabas.
— Dites, madame Manfredi, vous le connaissez, ce docteur ?
Le regard noir et curieux balaie le visage de Colombe.
— Votre mari m'a déjà posé des questions à son sujet. Un problème ?
— Eh bien, c'est-à-dire que…, bafouille Colombe.
— C'est un homme brillant, coupe l'Italienne. Bien élevé. Discret.
— Vous le connaissez bien ?
— Oh, vous savez, je le vois peu. Le matin, vers six heures, il file à son travail. Il ne prend jamais l'ascenseur. Il dévale l'escalier à toute vitesse. Un éclair blanc et pouf, il est parti.
— Vous ne savez pas grand-chose de lui, alors ?
Mme Manfredi lève le menton d'un air supérieur.
— Détrompez-vous. Nous sommes de grands amis. Il m'appelle par mon prénom. Lui, c'est Léonard. Je l'ai surnommé Leonardo, précise-t-elle avec un sourire satisfait. Il est charmant, vous savez. Je n'arrive pas à croire qu'il vous cause des ennuis.
— Je n'ai jamais dit ça, proteste Colombe.
Cette conversation l'irrite. Elle n'a plus envie de continuer. Le charmant docteur Faucleroy. Si discret. Si bien élevé. Agaçant, à la fin. Elle reprend son cabas d'un geste vif mais Mme Manfredi pose une main compatissante sur son bras, la retient. Les yeux noirs se plissent, fouineurs.
— Toujours seule, sans votre mari. Vous devez vous ennuyer, non ?
— Pas du tout.
Mme Manfredi se rapproche, baisse la voix.
— Le mien était pareil. Je passais ma vie à l'attendre. Il courait les filles pendant que je faisais la popote.
— Mon mari travaille beaucoup, rétorque Colombe, piquée.
Mme Manfredi lâche son avant-bras.
— Ils disent tous ça, chuchote-t-elle avec un sourire de connivence. Si j'étais vous, je lui mettrais une laisse, à votre mari.
Un dernier renseignement à obtenir, juste pour en avoir le cœur net.
Colombe sonne au second, chez les étudiants. Un jeune homme aux cheveux longs lui ouvre.
— Bonjour, je suis Colombe Barou. Votre voisine du quatrième.
Le jeune homme lui serre la main.
— Ah ouais, la maman des jumeaux ? Moi, c'est Jérôme.
— Je voulais savoir…
— Pour du baby-sitting ? coupe Jérôme avec un grand sourire. Je vous les prends quand vous voulez, vos gamins. Ils sont top.