Colombe rosit.
— Ah… Euh, formidable. Bon à savoir. Mais en fait, je ne venais pas pour ça.
Elle regarde derrière elle, se racle la gorge.
— Je voulais savoir si vous connaissiez le monsieur du cinquième.
— Léo ?
— Oui, lui.
Jérôme siffle, lève les sourcils.
— Trop cool.
— Comment ça ?
— Un gars zen, quoi. Pas comme la Castafiore du premier.
Colombe soupire.
— Je vous remercie, Jérôme. À bientôt.
Décidément, il n'y a pas un locataire pour dire du mal de Léonard Faucleroy.
Depuis cinq heures et demie, Colombe attend devant la porte d'entrée, l'œil vissé au judas. Il s'agit d'apercevoir l'ennemi. Ce monstre que l'immeuble entier adule. Il doit avoir une double personnalité, ce docteur, comme Jekyll et Hyde. Angélique avec les autres, démoniaque avec elle. Elle trépigne. Quand va-t-il enfin sortir de chez lui ? Est-il déjà parti ? Elle attendrait là, pour rien, alors ? Ses pieds sont glacés.
Six heures. Au-dessus, une porte claque. Ça y est. Elle se plaque contre le battant. Une silhouette vêtue de blanc, aussi haute que large, courbée comme une virgule, apparaît dans son champ de vision en descendant rapidement l'escalier. C'est lui ? Le judas déforme tout, comme les miroirs de foire qu'affectionnent les jumeaux. Bien sûr que c'est lui. Personne d'autre n'habite au cinquième.
— Te voilà, « Leonardo », marmonne Colombe. Te voilà enfin, espèce de salopard de merde.
— À qui parles-tu ? fait une voix endormie derrière elle.
Elle sursaute.
C'est Balthazar, tout ébouriffé, étonné de prendre sa mère en flagrant délit d'espionnage et d'injures.
Colombe a découvert ce que signifie de ne plus dormir la nuit. La nuit, tout est différent. Sa perception des choses n'est pas la même. Dès l'apparition de la lune, elle vit une autre vie. Elle qui a si longtemps été « de jour » découvre une nouvelle facette de sa personnalité, une Colombe « de nuit ». À force de moins dormir, elle réfléchit, rêve, échafaude. La Colombe « de jour » s'empêtre dans les tâches ménagères, les enfants, son travail. La Colombe « de nuit » a le temps. Elle se surprend à aimer ces instants d'intimité nocturne. Maintenant, elle les attend.
Entre trois et cinq heures du matin, elle quitte sa chambre sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller Stéphane, va dans la cuisine boire sa tisane et lire. Depuis que professionnellement elle a dû se plonger dans l'univers particulier de la littérature érotique, Colombe a gardé le goût des lectures extrêmes. Nuit après nuit, elle se nourrit en cachette de romans libertins qui lui donnent l'impression d'accéder à un autre monde, à un univers intime et charnel qu'elle ne partage avec personne. Sa vie entière, Colombe l'a distribuée aux autres comme une galette des Rois à l'Épiphanie. À présent, elle se garde une part, celle qui contient la fève. Est-ce de l'égoïsme que de se réserver un jardin secret ?
La nuit, Colombe a l'impression d'être la seule personne sur terre ne pas perdre son temps à dormir, privilège auquel elle tient. Puis elle retourne se coucher dès que le jour se lève. Mais le sommeil rattraper reste un problème. La Colombe de « Jour » n'a pas le temps de tout faire. Pour la première fois, elle donne à Mme Georges les vingt et une chemises masculines de la semaine, désormais repassées dans la loge. Pendant la journée, Colombe fait une sieste. Malgré ces quelques heures de repos, elle est de moins en moins alerte. Son cerveau s'est engourdi. Ses gestes sont lents, sa voix éraillée, ses paupières gonflées. Elle ne retrouve une apparence normale qu'en début de soirée, ne redevient lucide qu'avec l'approche de la nuit.
— Donc, je disais qu'il serait bien que vous…
Régis s'interrompt. Inutile de continuer. Colombe dort debout.
— Allô ? plaisante-t-il. Y a quelqu'un ?
Aucune réaction. Insensé. Qu'est-ce que c'est que ce zombie la chemise chiffonnée, ses longs cheveux dans les yeux ? Mais ça lui va pas mal, au fond, d'être moins tirée quatre épingles. Elle est plus naturelle. Carrément sexy, même.
— Colombe ? Répondez-moi. Ça n'a pas l'air d'aller.
Elle esquisse enfin un mince sourire. Tout va bien. Des problèmes de sommeil, c'est tout.
— Des soucis avec votre mari ? Les enfants ?
Mais non, mais non, aucun souci. Sa propre voix lui paraît faussement enjouée.
— Je sais que ça ne me regarde pas, dit Régis. Mais je m'inquiète pour vous.
Colombe garde le silence. De quoi se mêle-t-il ? C'est vrai que ça ne le regarde pas.
— Vous pourriez être ma fille, Colombe. À force de travailler avec vous, j'ai appris à vous connaître. Et je vois que vous n'allez pas bien.
Il recommence. Que faire ? Que dire ? Elle regarde ses pieds.
— Et si vous preniez quelques jours de vacances ? suggère Régis. Sans vos enfants. Sans votre mari. Simplement pour vous ressourcer.
La petite auberge au bord de la mer. Une pile de livres. Dormir d'une traite jusqu'à neuf heures du matin. Non. Impossible. Ses hommes ont besoin d'elle. Elle ne peut pas les laisser. Elle secoue la tête.
— Mais les jumeaux sont grands maintenant, insiste Régis. Ce ne sont plus des bébés.
C'est vrai, elle pourrait très bien se débrouiller avec Mme Leblanc, si contente de lui rendre service, et les étudiants du second. Mais partir, ce serait fuir l'ennemi. Ce serait déposer les armes devant Léonard Faucleroy. Ce serait renoncer au charme secret de ses nuits blanches.
— Une colombe doit s'échapper de sa cage, sourit Régis. Pour mieux y revenir. Pensez-y. Vous savez, je devine la solitude de votre vie. Devant votre ordinateur aussi, vous êtes seule. Mais moi je vous comprends. Je suis là.
Oh là ! Ça devient gênant. Comment l'arrêter ? Elle ne sait pas.
— Vous avez un métier difficile, peu gratifiant, poursuit l'éditeur. Ce n'est pas facile d'être « nègre ».
Oui, il a raison, vraiment pas facile. Il est quand même touchant, gentil.
— J'aimerais faire quelque chose pour vous, Colombe. Vous donner une chance. Vous pousser vers cette lumière que vous redoutez tant.
— Quoi ! Comment ?
— Enfin réveillée, on dirait ? sourit Régis.
— Je vous écoute.
— Je vous propose de cosigner un roman avec un auteur. Pour la première fois, votre nom apparaîtra sur la jaquette.
Colombe hoche la tête. Son nom sur la jaquette ? Quel bond en avant ! Mais ce ne sera pas son roman. Son roman à elle.
— L'auteur s'appelle Catherine Rambaud, précise Régis. Informaticienne. Une fille intelligente. Votre âge, un peu plus. Le livre, c'est son idée : un thriller qui raconte un piratage informatique. J'ai pensé que vous feriez une bonne équipe. Alors ? Qu'est-ce que vous en dites ?
Régis est rouge d'excitation, persuadé que Colombe est emballée. Elle écoute sa propre voix répondre. Oui, oui, formidable. Merci. Merci encore. Sourires. Resourires. En réalité, ce projet de livre ne lui fait ni chaud ni froid. Elle devrait dire non à Régis. Là. Tout de suite. Mais elle n'ose pas lui faire de la peine. Il semble si heureux. Si fier de pouvoir l'aider.
— Épatant ! Vous avez rendez-vous demain matin neuf heures, chez elle, 22, rue Victoria. Vous travaillerez ensemble trois matinées par semaine.
Colombe écoute le message une deuxième fois.
Il est midi. Elle vient de se réveiller de sa sieste.
« C'est Régis. Votre comportement me surprend et me désole. Ça fait trois lapins que vous posez à Catherine Rambaud. Sans la prévenir, sans vous excuser. Et sans rien me dire non plus. J'attends votre appel, Colombe. Et vos explications. »