— Qu'est-ce que tu racontes, Coco ?
Colombe reprend l'éponge, la rince, s'essuie les mains. Claire allume une cigarette, déambule dans la cuisine. Son visage a cette expression particulière que Colombe connaît bien, une sorte de gonflement au niveau des mâchoires, les sourcils dressés en accent circonflexe. Elle attend en fumant, prend son temps. Ça fait partie de la mise en scène. Ensuite, elle déclamera d'une voix solennelle : Il faut absolument que je te parle. Puis, les gros sabots, le sermon. Claire aime plus que tout sermonner. Mais cette fois, Colombe remarque que l'attente se prolonge. Que se passe-t-il ? Sa sœur aurait-elle le trac ? Intéressant. On dirait qu'elle hésite, qu'elle cale.
— Tu as quelque chose à me dire, peut-être ? anticipe Colombe avec un sourire ironique.
Claire se retourne, image de l'innocence, une paume posée sur la clavicule.
— Moi ?
— Oui, toi. Tu es venue ici pour me faire la morale.
— Mais pas du tout…
— Oh, ça va ! On dirait que tu as les oreillons tellement tu serres les dents.
Claire renonce à sa comédie. Elle tire longuement sur sa Marlboro.
— Stéphane m'a téléphoné ce matin.
Colombe soupire. Stéphane et Claire. Son mari et sa sœur qui complotent derrière son dos. Formidable. Épatant, comme dirait Régis. Et puis quoi encore ?
— Ton mari est inquiet, poursuit Claire. Il ne comprend pas ce qui t'arrive. Il dit que tu ne dors plus, que tu passes tes nuits à lire dans la cuisine. Que tu fais des siestes toute la journée. Que les jumeaux font n'importe quoi. Et que…
Claire hésite.
— Continue, lance Colombe avec véhémence. Je sais très bien ce qu'il a dû te dire, Stéphane. Il croit que j'ai un amant. C'est ça ?
— Il m'en a parlé, admet Claire. Silence.
— Coco ? reprend Claire doucement. Tu peux tout me dire. Je suis ta petite sœur.
Elle s'approche.
Colombe enfile des gants de caoutchouc rose, saisit une serpillière, la jette dans l'évier.
— Tout ça ne te regarde pas, dit-elle à l'évier, sans se tourner vers sa sœur.
Elle ouvre le robinet, remplit une bassine, verse une dose d'eau de Javel. Claire s'approche encore.
— Éteins cette cigarette, merde, explose Colombe.
Claire s'exécute. Un relent de tabac froid envahit la cuisine. Colombe essore la serpillière, la laisse violemment tomber en boule humide quelques centimètres des Tod's en daim de sa sœur. Claire fait un bond en arrière, mais revient la charge.
— C'est lui, alors ?
— Qui lui ? souffle Colombe, en frottant le carrelage avec énergie.
— Ton voisin. C'est lui, ton amant, hein ?
Colombe s'immobilise. Claire enchaîne.
— C'est quand même très fort d'avoir inventé cette histoire de bruit pour te faire le voisin. Tu m'épates.
— Quoi ? murmure Colombe, incrédule, arrimée à son balai. C'est ce que pense Stéphane ?
— Non. C'est moi qui le pense.
Claire affiche un sourire de triomphe.
— J'ai bien réfléchi à tout ça. Je ne vois pas qui d'autre pourrait être ton amant. Tu ne sors jamais. Tu ne vois personne à part ton éditeur.
Colombe, stupéfaite, la laisse parler.
— Et puis il paraît que le voisin est très beau, continue Claire. C'est Stéphane qui me l'a dit.
Colombe la regarde avec mépris.
— Tu n'as qu'à dormir ici ce soir. Tu verras.
Évidemment, pas le moindre bruit. Ni aspirateur, ni remue-ménage, ni Mick Jagger. Pas le plus infime grincement de parquet. Rien.
Le matin venu, les sœurs prennent leur petit déjeuner en silence. Sous un aspect paisible, Colombe bouillonne de rage. Sa colère est dirigée autant contre le docteur Faucleroy que contre Claire. Ce sale type a gagné. Il a dû se douter que Claire passerait la nuit chez Colombe. Comment ? Elle n'en sait rien. Il est le plus fort. Il a réussi à la ridiculiser une fois de plus.
Plus elle contemple les traits de sa sœur, plus elle la déteste. Claire pense toujours avoir raison. Quand elle était petite, leur mère l'appelait « mademoiselle Je-sais-tout ». Mais Colombe n'a plus de leçons à recevoir d'elle. Qu'importe ce que pense sa sœur, après tout. Ce visage triangulaire, ce menton volontaire, non, elle ne les voit plus. Claire n'est pas là. Effacée. Zappée.
Claire pose son bol de café. Elle observe sa sœur.
— Tu sais, je me suis trompée. Tu es incapable d'avoir une aventure. Tu es trop proprette, trop peureuse. C'est ce que j'ai dit Stéphane, d'ailleurs.
Ne pas lever les yeux. Ne plus la voir. Colombe fixe obstinément sa tasse de thé. Elle y dépose un morceau de sucre. Le carré blanc s'effrite petit à petit.
— Tu as inventé cette comédie rien que pour attirer l'attention de ton mari, avoue-le.
Le sucre s'est désintégré au fond de la tasse. Colombe reste immobile, muette.
Claire s'irrite de ce silence. Il faut aller plus loin. Provoquer Colombe. La faire sortir de ses gonds.
— Une bobonne à l'imagination débordante, voilà ce que tu es. (Claire bâille, expose l'intérieur d'une petite bouche rose.) Tu ferais mieux de te reprendre, Coco.
Colombe fait tourner sa cuiller plusieurs fois dans sa tasse. Cette voix, cette tête qu'elle devine sans la voir, cette expression d'autosatisfaction qu'elle connaît par cœur. Insupportable mademoiselle Je-sais-tout, qui donne les réponses au Trivial Pursuit avant les autres. Mademoiselle Fouine qui fouille dans ses tiroirs pour lire son roman. Mademoiselle Terreur qu'on respecte et qu'on craint. Mademoiselle Manque-de-tact qui n'a jamais pris des gants. Mademoiselle Susceptible à qui on ne peut rien reprocher. Égoïste mademoiselle qui pique encore les meilleures feuilles de salade au nez et à la barbe de ses invités. Mademoiselle Brillante qui a tout réussi, qui fait tout vite, qui fait tout bien. Claire-Lumière. Colombe-dans-l'ombre. Ça suffit. Assez. Assez !
À voix basse, sans lever les yeux, elle dit :
— Fous le camp.
Imperturbable, Claire allume une cigarette. L'odeur du tabac retourne l'estomac de Colombe.
— J'ai dit : fous le camp, répète Colombe, plus fort.
Claire tire sur sa cigarette, puis éclate de rire.
— Ma pauvre Coco, tu es ridicule.
Un éclair rouge brûle les yeux de Colombe. Elle se lève, saisit Claire par le cou. Tout valse, la tasse de thé, de café, le bol de sucre, les cuillers, la cigarette, le cendrier. Claire se rend compte que sa sœur est hors d'elle, qu'elle est grande – jamais elle ne lui a semblé si grande – et qu'elle lui fait mal. Les yeux de Colombe se sont assombris, trous noirs dans un visage livide. Elle halète.
— Arrête ! gémit Claire. Tu m'étrangles.
Elle se débat, devient violette, tire la langue. Ses yeux se révulsent. Colombe lâche enfin prise. Les deux sœurs restent un moment face à face. Claire porte une main incrédule à son cou meurtri. Un instant, ses mâchoires se crispent. Ah, non ! Pas de sermon. Si elle ose… Mais Claire se tait. Elle semble apeurée, désorientée. Sa bouche s'ouvre, rien ne sort. Un pas après l'autre, elle recule, s'efface, s'en va. Oui, c'est ça, qu'elle s'en aille. Va-t'en, va-t'en, va-t'en, scande chaque battement du cœur de Colombe. La porte claque. Exit mademoiselle Je-sais-tout. Bon débarras ! On ne la verra pas avant longtemps. Très longtemps.
Colombe ramasse les dégâts. Elle se sent calme, soulagée, satisfaite. Ça fait des années qu'elle subit la domination de Claire. Elle en est enfin libérée. La pendule de la cuisine indique sept heures du matin. Elle doit réveiller les jumeaux, préparer leur petit déjeuner. Après leur départ pour l'école, elle ira se coucher.
Rue Victoria, Catherine Rambaud l'attendra en vain. Un lapin de plus. Tant pis pour elle.