Elle avait décidé de ne pas parler à son mari de la scène qu'elle avait eue avec Claire, mais dès qu'il franchit le pas de la porte, tard dans la soirée, elle comprend, rien qu'à l'expression de son visage, qu'il est au courant. Claire lui a téléphoné, en larmes, et lui a tout raconté. Colombe l'imagine rivée à son portable. « Allô, Stéphane ? Ta femme est devenue folle. Elle a failli me tuer. »
Stéphane ne comprend pas. Qu'est-il arrivé à sa paisible épouse ? Pourquoi a-t-elle perdu les pédales ? Comment peut-elle traiter sa sœur ainsi ? Et ce voisin du cinquième ? Peut-elle lui expliquer ce qui se passe avec ce type ? Colombe écoute, tête basse. Stéphane continue sur sa lancée. Est-ce qu'elle pense seulement à lui, son mari ? Elle ne lui parle plus, elle ne s'arrange plus, elle s'habille n'importe comment. On dirait une souillon. Et les jumeaux ? Elle les a oubliés ou quoi ?
Colombe ne sait quoi répondre. N'a-t-il pas raison, après tout ? Elle se sent perdue. Stéphane doit avoir pitié d'elle car il la prend dans ses bras. Se laisser aller sur son épaule… Elle est si fatiguée. Il faut qu'elle lui parle, qu'elle lui raconte l'histoire du début jusqu'à la fin, qu'elle lui explique. Il n'y a jamais eu d'amant, seulement un voisin qui empoisonne ses nuits depuis qu'elle vit ici. Colombe s'abandonne à l'étreinte de Stéphane. Une impression étrange la traverse, quelque chose d'inhabituel, de différent. Quoi ? Le moment est déjà passé. Elle se concentre sur son mari qui la serre contre lui, la caresse. Comme il est gentil, attentionné, il doit la comprendre mieux qu'elle ne l'imaginait.
Mais Stéphane ne pense plus du tout à son discours : il a envie d'elle. Colombe n'en revient pas. Il lui fait si rarement l'amour. Docile, elle le suit dans la chambre. Stéphane la bascule sur le lit, retrousse sa jupe. Elle aurait voulu qu'il prenne son temps, qu'il l'embrasse, qu'il la caresse, mais il est, comme à l'accoutumée, pressé. Elle n'ose pas lui exprimer ce qu'elle souhaiterait. L'échec de la guêpière est encore récent. Pourquoi s'y prend-il toujours ainsi, à la va-vite, sans se préoccuper d'elle, sans chercher à lui donner du plaisir, pourquoi ne se comporte-t-il pas comme les amants de ses lectures nocturnes ? Et comment a-t-elle pu supporter ces assauts dénués d'imagination pendant douze ans ? En quelques instants, c'est fini. Colombe ressent un vide, une tristesse au creux du ventre. Elle a envie de pleurer.
Stéphane est déjà debout. Sifflotant, il se déshabille, jette sa chemise, son caleçon, ses chaussettes sur la moquette. Colombe contemple l'effeuillage du corps de son mari. Petit, trapu, poilu. Sa peau est mate, même en plein hiver. Colombe s'interroge. Il ne se rend donc compte de rien, il ne voit pas que sa femme n'a eu aucun plaisir ? Et elle, a-t-elle toujours envie de lui ? Le regarder tout nu ne lui fait plus grand-chose. Il pourrait être une chaise, une commode, une table sur laquelle on jette négligemment ses clefs. Peut-être que c'est ça, le mariage, finalement. Devenir un meuble, un meuble qu'on voit tous les jours. Un meuble qu'on ne voit plus.
Stéphane se couche, bâille. Il dit qu'elle devrait s'excuser auprès de sa sœur. Elle a été trop loin. Tu ferais mieux de te reprendre, Coco. Le voilà qui se met à parler comme Claire, maintenant. Un comble. Toute envie de se confier à lui s'évanouit. Colombe en a assez qu'on lui fasse la morale, elle ne désire à ce moment que la tendresse de son mari, pas ses remontrances. Comment anéantir la mélancolie qui l'envahit ? Elle se sent seule, incomprise. Stéphane s'endort, ronfle. Colombe se blottit contre lui. L'impression bizarre revient. Elle renifle. Au creux du cou de Stéphane, une odeur inhabituelle, fleurie, sucrée qui n'est pas l'eau de toilette de son mari.
Un parfum de femme.
Quelques jours plus tard, Stéphane annonce à Colombe qu'il part pour un déplacement plus long que prévu. Une affaire importante : sa société ouvre un nouveau bureau dans une autre ville. Il ne sait pas exactement quand il sera de retour, mais il téléphonera tous les soirs.
Dès son départ, Colombe prend des résolutions nouvelles. Régler les pépins de sa vie quotidienne, rapidement, sans traînasser. Commencer par le commencement. C'est comme ça qu'il faut procéder.
Problème numéro un ? Les garçons. Plus question de les laisser livrés à eux-mêmes dès la sortie des classes. Leurs notes sombrent. Oscar a été collé à plusieurs reprises. Balthazar s'est enfermé dans une bulle. Il faut qu'elle les reprenne en main. Elle se fera aider par les étudiants du second, si besoin est. Bon.
Problème numéro deux ? Le ménage. Pourquoi s'imposer les corvées qu'elle ne supporte plus ? Mme Georges, voilà la solution. La laisser régner sur la poussière et les machines. Comme c'est facile, finalement, toutes ces résolutions. Quoi d'autre encore ? Ah, oui. Beaucoup moins drôle.
Problème numéro trois… Stéphane. Le parfum. Elle n'a pas cessé d'y penser. Faut-il en parler à son mari ? Le suivre ? Fouiller dans ses affaires ? Que fait une femme lorsqu'elle soupçonne son mari d'infidélité ? La voix répond pour elle : Soit tu fais l'autruche, soit tu prends le taureau par les cornes. Colombe réfléchit. Le taureau ou l'autruche ? Plutôt l'autruche, pour l'instant. Plus commode.
Ensuite : problème numéro quatre, le duo Régis Lefranc-Catherine Rambaud. Ce projet de livre qui l'ennuie à mourir. Et toc ! Annulé. Renvoyer le chèque reçu à la signature du contrat, avec un mot laconique et poli. Problème réglé.
Régis ne comprend pas l'attitude de Colombe. Pourquoi lui a-t-elle retourné son à-valoir ? Elle paraissait contente de travailler avec Catherine Rambaud. Que se passe-t-il ? Colombe le laisse en suspens. Son répondeur est branché en permanence. Elle ne le rappelle pas, malgré ses nombreux messages. Le ton monte. Régis envoie des lettres recommandées, il veut des explications. Elle n'a pas le droit de rompre un contrat ainsi, il pourrait en parler à son avocat, et ça deviendrait méchant.
Colombe n'est pas impressionnée par les menaces de Régis. Oui, elle risque de perdre toute crédibilité. Oui, elle met en péril sa carrière. Et alors ? Elle est incapable de travailler. Elle n'écrira plus une ligne. Les éditions de l'Étain, c'est fini. Elle n'y remettra plus jamais les pieds.
Le docteur Faucleroy, en sabotant son sommeil, a tué son envie d'écrire.
Surtout d'écrire au nom de cons incapables de pondre un livre tout seuls.
Un premier claquement de porte au-dessus de sa tête marque le début des hostilités.
C'est reparti. La porte tape, comme victime d'une tornade tropicale. Colombe regarde le réveil. Minuit. Il a de l'avance. Un martèlement, à présent. Un instant, Colombe croit entendre le début du Boléro de Ravel. Mais ce n'est pas de la musique. Un bruit lent, régulier, comme le tic-tac d'une horloge. Un tic-tac qui ne s'interrompt pas, qui s'impose, qui s'éternise. Colombe se bouche les oreilles en vain. Le rythme atroce, sec, minuté, l'infernal métronome s'insinue dans sa boîte crânienne, dans son système nerveux, soumet la cadence de son cœur une infatigable pulsation, tel un chef d'orchestre despotique.
Il n'y a plus que ce bruit. Impossible d'y échapper. Impossible de l'ignorer. Colombe se sent violée, investie, souillée. Elle ne peut rien faire d'autre que de le subir.
Elle se lève, marche travers sa chambre. C'est insoutenable. Son sang-froid l'abandonne.
— Arrêtez ! hurle-t-elle au plafond. Arrêtez !
À force de crier, sa voix devient rauque. Mme Leblanc va l'entendre du dessous. Mais sa voisine est un peu sourde, elle doit dormir paisiblement. Là-haut, le docteur tape, de plus en plus vite, de plus en plus fort. Enfonce-t-il des clous dans son plancher, est-il en train de réparer quelque chose ? A-t-elle affaire un bricoleur nocturne ? Dans son désespoir, Colombe devient lucide. Il faut qu'elle cesse de lui trouver des excuses. Il tape pour la rendre folle. Pourquoi moi ? se lamente Colombe, il ne me connaît même pas. Pourquoi me harcèle-t-il ?