Le marteau frappe avec frénésie. Colombe appelle les renseignements, demande le numéro du docteur Léonard Faucleroy, 27, avenue de La Jostellerie. C'est la première fois qu'elle prononce à voix haute les nom, prénom et adresse de cet homme. Ces mots la répugnent et la fascinent la fois, comme si elle cédait à une certaine intimité, comme si elle le laissait entrer en elle. Léonard. Docteur Léonard Faucleroy.
Elle note les dix chiffres et raccroche. Puis elle compose le numéro du docteur. Longtemps elle laisse sonner. Il ne répond pas. Elle recommence, en vain. Il tape toujours. Faut-il appeler la police ? À quoi bon ? Il s'arrêtera à temps, et une fois de plus, elle aura l'air ridicule.
Colombe s'habille, sort de l'appartement après avoir vérifié que les enfants dorment. Dans la cour, elle s'assied sur une marche. La nuit est fraîche et silencieuse. Que faire ? Pas déménager, tout de même. Stéphane s'y opposerait. L'appartement est agréable, les enfants s'y plaisent. Elle aussi, elle aimait cet endroit. Mais à présent, y vivre – et surtout y dormir – était devenu un cauchemar.
L'immeuble se dresse devant elle, sombre, imposant. Tout en haut, au dernier étage, brille une lumière à chaque fenêtre. Chez le docteur Faucleroy.
Pour la première fois de sa vie, Colombe a envie de faire du mal, envie de se venger de cet inconnu qui gâche ses nuits. Mais au fond d'elle-même, elle sait qu'elle n'osera pas. Trop gentille, trop polie. Trop proprette, trop peureuse. Claire a raison. Comme toujours.
Colombe reste longtemps assise sur les marches. Elle frissonne. Mais pour rien au monde, elle ne se sent prête remonter chez elle. Une partie de la nuit s'écoule. Lorsqu'elle se décide enfin rentrer, c'est par crainte qu'un de ses fils ne se soit réveillé. Un dernier coup d'œil aux fenêtres du docteur Faucleroy : les lumières brillent toujours dans l'obscurité. Chez elle, le martèlement a cessé. Elle peut dormir quelques heures.
Lorsqu'elle se lève, elle a mal à la gorge. Elle a pris froid, assise sur les marches, à rêver d'une improbable vengeance.
9
COLOMBE A POUR HABITUDE DE S'OCCUPER des maux des autres. Pas des siens. Mais ce matin, la voilà qui tousse. Sa gorge est douloureuse. Le thermomètre indique 38,7°. Plus tard, Mme Georges passe faire le ménage. Allons, Colombe doit se soigner. Il lui faut quelque chose de plus costaud que de l'aspirine et de la vitamine C.
— Laissez-moi chercher le docteur du dessus, propose Mme Georges. Il est chez lui aujourd'hui.
Colombe se glace. Léonard Faucleroy ? Ici ? Chez elle ?
— Ah, non ! glapit-elle. Pas lui, surtout pas lui.
Mme Georges ne comprend pas la réaction de Colombe.
— Mais il est gentil, vous savez, insiste-t-elle.
— Non, non, répète Colombe, très agitée. Je ne veux pas qu'il descende. Je ne veux pas.
Mme Georges secoue la tête. Son goitre tremble comme de la gelée.
— Comme vous voulez. Mais c'est bien dommage. Pour une fois que nous l'avions sous la main…
En fin d'après-midi, le mal de gorge a empiré. La fièvre a monté. Colombe doit absolument se faire soigner. Les Pages jaunes, vite. Un médecin du quartier, ça doit se trouver. Il n'y a pas que Léonard Faucleroy sur terre, tout de même… Docteur Frédérique Dedet, généraliste. Son cabinet n'est pas loin : rue du Pavillon. Parfait. Colombe téléphone. Oui, le docteur Dedet se déplace, répond la secrétaire, elle pourra passer voir Colombe dans une petite heure.
Le docteur Dedet sonne quarante-cinq minutes plus tard. Elle examine Colombe, diagnostique une angine blanche et lui donne les médicaments nécessaires.
— Vous irez mieux dès demain, dit le docteur, sur le pas de la porte. Mais n'hésitez pas à me téléphoner. Je ne suis pas bien loin.
Ses yeux bleus dévisagent Colombe. Elle hésite, puis se lance :
— Vous avez un excellent médecin, juste au-dessus de chez vous. Vous ne le saviez pas ?
Colombe sent son visage pâlir. Pas possible, encore lui, encore et toujours lui. Mais quand va-t-on arrêter de lui parler de cet homme, la fin ?
— Je dois bientôt quitter le quartier, poursuit le docteur Dedet sans remarquer la blancheur subite de Colombe. Mes dossiers vont être transmis à Léonard Faucleroy. Vous serez entre de bonnes mains.
Et puis quoi encore ? Entre de bonnes mains. C'est une blague ou quoi ? Réagir, mettre le holà, et vite.
— Pas question de lui transmettre mon dossier. Compris ?
Voilà, c'est dit. Quelle autorité ! Chaque syllabe parfaitement détachée. On dirait qu'elle a fait ça toute sa vie.
Les yeux bleus s'écarquillent.
— Mais le docteur Faucleroy est un confrère respecté, insiste Frédérique Dedet, scandalisée, comme si Colombe avait lâché un gros mot.
— Ça m'est complètement égal, répond Colombe avec un sourire insolent. Il n'est pas question que vous lui parliez de moi.
La tête de Frédérique Dedet ! Et c'est elle, Colombe, qui vient de lui clouer le bec. Quel culot, tout de même… Insensé, inouï, grisant. Le docteur Dedet l'observe. Son regard interloqué, curieux, irrite Colombe. Il est temps qu'elle s'en aille, celle-là, avant qu'elle se mette à poser des questions.
— Au revoir, docteur, dit-elle en la poussant fermement vers le palier.
Colombe claque la porte. Prise d'un doute, elle regarde par le judas. Frédérique Dedet n'est pas en train d'attendre l'ascenseur. Elle prend l'escalier.
Elle monte chez Léonard Faucleroy.
PLEASE ALLOW ME
TO INTRODUCE MYSELF
I'M A MAN OF WEALTH AND TASTE
Vingt-trois heures à peine. Mick est en avance. Colombe essaie de se concentrer malgré le déferlement des décibels. Le titre de la chanson lui échappe. Les paroles, en revanche, retiennent toute son attention. Un bloc-notes, un stylo, et elle griffonne des phrases. Une dictée pas trop ardue, car – le contraire l'aurait étonnée – la chanson ne cesse de se répéter. Dans la cuisine, loin des onomatopées, des guitares, de la basse, elle s'installe à la table, armée de son dictionnaire. Dieu, qu'elle déteste traduire. Ça risque d'être long, pénible. Mais il le faut bien. Ses cachets, sa tisane, et elle s'y met.
À la relecture, ce qu'elle vient d'écrire semble très étrange. Elle en frémit malgré elle.
S'il vous plaît,
Permettez-moi de me présenter,
Je suis un homme de fortune et de goût
Çà fait des années que je traîne là
À voler les âmes et la foi
J'étais déjà Là quand Jésus-Christ
À connu doutes et douleurs
Et j'ai fait gaffe que Pilate s'en lave les mains
Et qu'il lui règle son sort
Ravi de vous connaître
J'espère que vous devinerez mon nom