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Mais ce qui vous tourmente surtout

C'est la règle de mon jeu…

Le titre de la chanson lui revient. Sympathy for the Devil. Bande originale d'un film avec Tom Cruise et Brad Pitt. Devil. Le diable. Ce qui vous tourmente surtout, c'est la règle de mon jeu… Quelle règle ? Quel jeu ? D'un geste nerveux, elle froisse la feuille, la jette dans la poubelle. Il est tard. L'idée de dormir seule l'angoisse. Alors elle se réfugie dans le lit étroit de Balthazar et se serre contre son petit garçon.

Le lendemain matin, la journée s'annonce mal. Il pleut. Balthazar a 39° de fièvre. La machine à laver le linge, en rendant l'âme, a inondé la cuisine. Le facteur apporte une lettre recommandée de mise en demeure : une redevance télévisuelle impayée. En attendant le dépanneur, le pédiatre, et après avoir épongé la cuisine, Colombe tente de joindre son mari. Il doit y avoir une erreur à propos de cet impayé. Elle est certaine de l'avoir réglé. Où est le dossier « Impôts » ? Stéphane l'a sûrement rangé quelque part. Mais où ? Le téléphone portable de son mari n'est pas branché. Elle laisse un message sur sa boîte vocale.

Balthazar dort toujours. Devant la télévision, Colombe se repose quelques instants. Sa gorge va mieux. Vidée de toute énergie, elle voit sans les voir les programmes défiler sur l'écran, les uns après les autres. Soudain, le visage de Rebecca Moore. Colombe se redresse, augmente le volume. Un journaliste pose des questions sur le roman. Rebecca répond avec naturel et sérieux. Oh, elle a « vachement bossé » à écrire ce livre, quelque chose d'important, de « super important » pour elle. Elle espère que ses futurs lecteurs vont l'aimer. Défilent des coupures de presse. Le roman de Rebecca a été salué de façon unanime par la critique. Certains journalistes sont convaincus qu'elle va obtenir le prix Femina. Ravissante, en plus elle sait écrire. La comédienne accueille ces louanges avec modestie. « Ouais, je pense déjà à mon prochain bouquin. »

Sonnée, Colombe fixe l'écran. Et dire que Rebecca n'a même pas envoyé une lettre de remerciement à son « nègre ». Pour elle, Colombe n'existe pas, pour le grand public non plus. Dégueulasse, vraiment dégueulasse. Ce livre qu'elle a extrait de ses tripes, comme son enfant, ce roman dont elle a ciselé chaque mot, chaque phrase. C'est elle, Colombe, qui devrait être là, à répondre à ce journaliste, c'est elle qu'on devrait féliciter. Mais qu'est-ce qui te prend ? s'exclame la voix. C'est toi qui as choisi l'ombre. Oui, je sais, lui répond Colombe, je sais, mais c'est mon roman, pas le sien. C'est son livre, riposte la voix. Tu le sais très bien, puisque tu as été payée pour l'écrire à sa place. J'ai l'impression d'être une mère porteuse, gémit Colombe. Une femme qui a porté un bébé pendant neuf mois, et qu'on arrache à la naissance. Les mères porteuses, on les paie aussi, rétorque la voix. Comme les « nègres ». Tu n'as qu'à l'écrire, ton fameux roman. Arrête de te plaindre. Le pire est devant toi, tu le sais. Tu vas devoir faire face à une overdose de Rebecca. On la verra partout, dans les magazines, les journaux, à la télévision, vanter un livre qui n'est pas d'elle. Tu as l'habitude de cette injustice. N'est-ce pas ?

— Non ! crie Colombe à voix haute. Je suis incapable de l'affronter, incapable. Pour la première fois.

Elle éteint la télévision, reste longtemps sur le canapé, la tête entre ses mains.

Le pédiatre arrive, distribue sa ration habituelle d'antibiotiques. Balthazar n'ira pas à l'école de la semaine. Une angine à surveiller de près. Sa mère n'a pas bonne mine non plus, remarque le médecin. Colombe a un pâle sourire. Ce n'est rien, juste une petite fatigue.

— Je ne savais pas que vous habitiez dans le même immeuble que le docteur Faucleroy, dit le pédiatre en prenant congé. C'est un excellent…

Colombe le coupe, lève les deux mains comme si elle cherchait se protéger.

— Assez ! Je ne veux plus entendre parler de ce type, je ne le supporte plus. Taisez-vous !

Le pédiatre s'étonne intérieurement de sa virulence, vraiment pas le genre de la placide Mme Barou, qu'il connaît depuis la naissance des jumeaux.

La journée passe lentement. Le dépanneur se fait toujours attendre, l'appel de Stéphane aussi. En fin d'après-midi, Colombe téléphone au bureau de son mari. Elle demande son assistante, Sarah. Il faut qu'elle parle son époux. Il n'a pas allumé son portable. Où peut-elle le joindre ?

— M. Barou ne m'a pas laissé d'adresse, dit Sarah. Juste un numéro de fax. Il doit être dans une zone où il ne capte pas le réseau. Dès qu'il aura vos messages, il vous rappellera.

— Donnez-moi quand même le fax, ordonne Colombe. Je me débrouillerai avec ça.

Sarah obtempère. L'indicatif est celui d'un numéro situé dans le Sud, un de ces départements de bord de mer. Rien d'anormal à ce que Stéphane voyage dans le Sud. Ce qui préoccupe davantage Colombe, c'est qu'il ne la rappelle pas. Elle veut lui raconter ce qui lui pèse depuis le début de cette journée : la redevance non payée, l'angine de Balthazar, le lave-linge tombé en panne, la gloire injuste de Rebecca Moore, sa propre fatigue. Aujourd'hui, la mécanique s'est enrayée. Colombe a baissé les bras. Elle a besoin d'entendre la voix de Stéphane, même si, elle le sait, il va lui dire d'un ton paternaliste : « Enfin Coco, je travaille. Il faut que tu règles ça toute seule comme une grande. » Il n'a pas apprécié d'interrompre sa réunion, le jour on elle a téléphoné en larmes.

Et si c'était grave, justement ? Ne pas pouvoir le localiser la fait enrager. Et si Balthazar avait dû être hospitalisé ? Et si ce n'était pas le facteur qui était venu, mais un huissier ? Elle doit pouvoir joindre son mari à tout moment, c'est la moindre des choses. Mais comment faire ? Elle s'en fiche, du numéro de fax. C'est le standard qu'il lui faut. Ah mais… Voilà, ça y est, elle a trouvé. L'annuaire inversé sur le Minitel, on tape le numéro, puis l'écran affiche le nom et l'adresse du correspondant. L'affaire de quelques minutes.

Hôtel des Alizés, 2, avenue Natacha. Dans une petite ville de la Côte d'Azur. Colombe compose le numéro du standard, demande à parler à Stéphane Barou. Une voix à l'accent chantant lui apprend que M. Barou est sorti, mais que Mme Barou est encore dans la chambre. Souhaite-t-elle lui parler ? Colombe se demande si elle a bien entendu. Mme Barou… Une femme… Dans la chambre de Stéphane…

— Je vous passe Mme Barou ? insiste la standardiste.

— Mme Barou ? répète Colombe, hébétée.

Une musique d'attente, quelques sonneries, puis une voix de femme :

— Allô ? Allô ! Qui est à l'appareil ?

Une voix jeune, inconnue. Colombe raccroche.

Dans le silence qui l'entoure, la sonnette de la porte retentit avec brutalité. Colombe ne réagit pas, recroquevillée près du téléphone, assommée.

On sonne encore. Un bruit irritant, pénible. Elle se lève, les jambes coupées. Elle a cent ans.

Un étranger en combinaison bleue muni d'une grosse manette se tient devant elle. Elle le regarde sans comprendre.

— Mme Barou ?

Mme Barou est encore dans la chambre. Je vous la passe ?

Colombe est incapable de prononcer un mot.

— Je viens pour la machine, madame. Je suis le dépanneur.

Colombe ne pleure pas. Elle est calme, trop calme, presque engourdie. Sans doute est-elle sous l'emprise de son manque de sommeil ou encore dans l'œil du cyclone. Ce qu'elle vient de mettre à nu la touche à peine. Lorsque Stéphane téléphone dans la soirée, elle lui répond d'une voix assurée. Pauvre Baltho est malade, le médecin est venu. Il a une angine. Elle s'occupera de la redevance, une erreur de gestion. Quant à la machine, c'est réglé, un problème de filtre. Tout va bien.