— Maman !
Oscar allume la lampe de chevet, Balthazar tire sur la couette.
— Où est-il ? gémit-elle. Il est encore là ?
— Il n'y a personne, maman. Tu as fait un cauchemar.
— Et poussé un de ces hurlements…
Affolée, Colombe bondit hors du lit, se cogne aux garçons, court dans le couloir. Dans la cuisine, la fenêtre est toujours fermée. Demi-tour, vite. Ses pieds nus effleurent à peine le parquet.
À bout de souffle, elle plaque ses deux mains sur la porte d'entrée. Ce qu'elle voit lui arrache un gémissement.
La porte n'est plus verrouillée. La chaîne de sécurité a été détachée.
Elle bouge encore, en un lent mouvement de balancier.
Ses fils recouchés, Colombe est restée devant leurs chambres à attendre le petit matin. Impossible de se remettre au lit. La peur rôde toujours, tangible, logée au creux de son ventre comme un ulcère. « Il » est donc venu. Pourquoi ? Lui voulait-il du mal ? Pourtant, sa voix était douce au milieu de la nuit. Elle avait senti une main légère lui caresser les cheveux. Et ce souffle dans son oreille. Et cette odeur verte de forêt, de sous-bois.
Une fois les jumeaux partis pour l'école, elle compose le numéro du docteur. Le répondeur se déclenche. D'une voix claire, un peu lasse, elle enregistre son message :
— C'est moi, Colombe. Je sais que vous êtes là. Je sais que vous m'entendez. Il faut qu'on se parle. On ne peut plus continuer comme ça. C'est allé trop loin. S'il vous plaît, téléphonez, ou descendez me voir. J'attends.
Elle raccroche. Lorsqu'elle lisse la couette, ses mains tremblent. Dire qu'il est venu là, sur ce lit, qu'il s'est glissé près d'elle comme une couleuvre, aux heures les plus silencieuses de la nuit. Et Stéphane dans tout ça ? Reviendra-t-il ce soir ? Que dire aux enfants si leur père découche encore ? Et si son mari revient, elle devra l'affronter. Il y aura une scène. Pas bon pour les enfants non plus. Une idée lui vient. Elle prend le téléphone, passe quelques appels. C'est vite réglé. Dès la sortie des classes, chacun ira chez son meilleur ami passer la nuit. Ainsi, elle pourra affronter Stéphane – ou l'absence de Stéphane – en toute quiétude.
Le téléphone ne sonne pas de la journée. Plusieurs fois, elle appelle chez le docteur Faucleroy, sans laisser de nouveau message. Que fait-il ? Pourquoi ne lui téléphone-t-il pas ? Pourquoi ne vient-il pas ? L'effroi la gagne, mais elle ressent aussi une fièvre trouble, étrange. Comme lorsqu'elle était enfant, qu'elle jouait à cache-cache avec ses cousins dans le jardin des Chamarel. Une fois, elle était restée dissimulée longtemps derrière un grand bosquet d'hortensias. La nuit tombait. Elle avait froid. Sur le gravier, des pas crissaient. Le « chat », son grand cousin Nicolas. Il s'approchait. Elle ne bougeait plus, tétanisée. Crépitement des petits cailloux blancs. Il était tout près. L'avait-il vue ? Allait-il lui taper sur l'épaule ? Elle tremblait de froid, mais d'excitation aussi. Comme aujourd'hui, vingt ans plus tard.
En début de soirée, la porte s'ouvre. Elle regarde l'entrée, le souffle coupé. Le docteur ? Non, son mari. Il semble calme, détendu.
Colombe se tait. Elle préfère qu'il parle en premier. Stéphane pose ses affaires, se verse un verre.
— Bonsoir, dit-il d'une voix égale.
— Bonsoir.
— Où sont les jumeaux ?
— Chez des amis pour la nuit.
Stéphane ne fait aucun commentaire. Il boit son whisky d'un trait, s'en sert un autre dans la foulée. Colombe l'observe. Il a les yeux un peu brillants. Sa chemise est froissée, son pantalon aussi. Il n'est pas rasé. On voit bien qu'il n'a pas passé la nuit chez lui. La haine monte en elle. Comment peut-il revenir comme ça, comme si de rien n'était, sifflotant, débonnaire ? Pour qui la prend-il ? Il n'a aucun respect pour elle. Il s'en fiche, du moment que son dîner soit chaud, son linge repassé, les gamins torchés. Le reste, il s'en tape. Il s'en balance.
Avec précaution, paumes posées sur ses lombaires, Stéphane s'assied dans le canapé. Colombe ne parvient pas à détacher son regard de lui. Son mari. Un homme qui lui a donné deux enfants. Un homme à qui elle n'a plus rien à dire. Un homme qu'elle n'aime plus. L'a-t-elle d'ailleurs jamais aimé ?
— Pourquoi me regardes-tu comme ça ? demande Stéphane.
Parce que je te hais, a envie de crier Colombe, je te hais. Mais elle garde le silence. Pendant le repas, elle ne prononce pas un mot. Face à face, les époux Barou mangent et boivent, sans se regarder. Colombe sert son mari, lui verse de l'eau, du vin, lui tend le fromage, les fruits. Le repas est étrangement calme. Elle regrette l'absence des jumeaux. Le dîner s'éternise. Colombe sait ce qui l'attend. Lui parler. Tout lui dire. C'est pour ça qu'elle a éloigné ses fils.
Après le dîner, Stéphane passe au salon, allume la télévision. Armé de sa télécommande, il zappe, l'œil vide. Colombe range la cuisine. Flanquer la vaisselle par terre, s'acharner sur ces verres, ces plats, ces casseroles, tout envoyer valser. Elle n'a pas le courage d'aller l'affronter. Que dire à un époux infidèle ? Tout en lui la répugne. Son aspect trapu, son front un peu bas, son nez épais. Cette façon de remonter son pantalon d'un pouce crocheté à la ceinture, de rectifier d'un mouvement latéral de la tête la mèche qui lui tombe sur les yeux.
Colombe abandonne Stéphane au salon. Une épave échouée devant l'écran. La chambre lui semble être un refuge. Mais comment oublier que Léonard Faucleroy est venu ici cette nuit ? Reviendra-t-il ce soir ? Non, il doit savoir que Stéphane est de retour. Il sait toujours tout.
Deux questions sans réponse la taraudent. Pourquoi le docteur ne s'est-il pas manifesté ? Comment faire comprendre à son époux qu'elle ne l'aime plus ? Deux hommes, deux hantises. Elle est tiraillée, écartelée entre les deux. Un là-haut, caché dans son grand appartement vide, et l'autre dans la pièce d'à côté, collé au petit écran. Un qu'elle craint. L'autre qu'elle méprise. Un dont elle n'a jamais vu le visage, et l'autre aux traits devenus insupportables.
Sa passivité la ronge. Colombe se sent muselée. Facile, pourtant, d'aller sonner chez ce docteur. Facile, d'entrer dans le salon, d'éteindre la télé et de dire : « Stéphane, il faut qu'on parle ». Facile, mais impossible. Colombe se réfugie dans le renoncement, comme d'habitude. Plantée près du lit, elle contemple un décor devenu stérile, une tranquille chambre à coucher qui suinte la monotonie conjugale.
D'une pichenette, elle fait vaciller une des photos encadrées sur la commode. Comme un jeu de dominos, les cadres se couchent les uns sur les autres avec un tac-tac-tac régulier. Colombe s'accroupit près de la table de chevet. Que faire ? Que dire ? Son regard échoue sur le téléphone. Elle compose le numéro du docteur. Répondeur. Elle raccroche. Puis elle se recroqueville sur elle-même, le nez fiché entre ses genoux remontés. L'envie de pleurer pique ses yeux, mais les larmes ne viennent pas, comme coincées derrière des paupières récalcitrantes.
Vers minuit, Stéphane fait irruption dans la salle de bains. Son visage est blême. Il tient quelque chose entre le pouce et l'index. Un caleçon d'homme.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? siffle-t-il.
Colombe se redresse dans la baignoire. Le caleçon rayé blanc et bleu n'appartient pas à son mari. Elle ne l'a jamais vu.
— Je ne sais pas…, commence-t-elle.
— Tu ne sais pas ? crie Stéphane. Tu ne sais vraiment pas ? Je l'ai trouvé dans notre lit.
Léonard Faucleroy. Souvenir de son passage nocturne.