— Tu te souviens, mon ange, quand tu étais coincée sous mon lit ? Je t'entendais respirer, comme si tu étais à côté de moi. Chaque fois que tu montais, je guettais ton passage, je savais exactement ce que tu avais touché, où tu avais regardé. Et ça m'excitait que tu sois venue, que tu sois restée. Je veux te rendre heureuse, mon ange, t'aimer comme personne ne t'a jamais aimée, te laisser t'épanouir, sans te brider, te laisser entendre cette voix qui te parle depuis ta naissance, te laisser t'exprimer, t'affirmer. Je veux t'offrir tout ça, et plus encore. J'ai besoin de toi, Colombe. Mais il faut que tu me dises que tu m'aimes.
Si désarmé, si attendrissant qu'elle se persuade qu'il ne lui fera pas de mal.
— Léonard, commence-t-elle d'une voix calme et claire, comme une mère à son enfant, Léonard, je comprends ce que vous ressentez. J'en suis très touchée. Mais je ne vous aime pas.
Le regard perd toute chaleur.
— Comment ça, tu ne m'aimes pas ?
Colombe se réfugie dans un coin de la cabine.
— Tu ne m'aimes pas, après tout ce que j'ai fait pour toi ? Tout le mal que je me suis donné pour toi ?
Un rire bref, cruel.
— Oh ! ça m'est égal que tu ne m'aimes pas. Je m'en fiche.
Sa voix est sourde, déformée.
— Tu es à moi, maintenant. Tu sais pourquoi ? Je savais que ton mari allait te casser la gueule. Je savais qu'il n'allait pas du tout apprécier mon caleçon dans votre lit. J'étais de garde, je savais qu'il allait t'amener ici. J'allais pouvoir te soigner, te garder pour moi. Pour toujours. Tu m'entends ? Pour toujours.
Colombe ne voit que les deux barres noires des sourcils, l'éclat jaunâtre des yeux, le fil barbelé rouge de la cicatrice. Il la saisit par la nuque. Une main gantée de latex se faufile sous la blouse en papier, gobe la rondeur d'un sein. Sa bouche s'écrase sur la sienne, sa langue s'insinue entre ses dents comme une limace huileuse. Colombe se débat. Il est trop fort. Elle étouffe. Le docteur Faucleroy est méconnaissable. Ses yeux sont fixes, ses pupilles réduites à des fentes. Il est horrible à voir.
Entre ses mains brutales, Colombe est une poupée de chiffons. Il semble avoir oublié qu'elle souffre d'un poignet cassé, d'une côte fêlée. Il la maintient à plat ventre sur le sol, le visage collé contre le carrelage poussiéreux de l'ascenseur, puis il tire violemment sur le caleçon de Colombe, sur sa culotte. Ses doigts s'immiscent avec rudesse dans le sillon de ses fesses, écartent ses cuisses. Elle entend ses halètements saccadés, le froissement de la blouse verte. Colombe se dit qu'elle n'a plus rien à voir avec son corps. En fermant très fort les yeux, elle parvient se convaincre qu'elle n'est pas là. Ceci n'est pas en train de lui arriver, son corps ne lui appartient plus. Elle, la vraie Colombe, est ailleurs. Une inertie totale s'empare d'elle. Elle est comme morte, qu'il prenne ce corps, qu'il en fasse ce qu'il veut, qu'il le saccage. Il n'aura jamais son âme.
Pesant sur elle de tout son poids, Léonard Faucleroy s'apprête à pénétrer Colombe d'un violent coup de reins. Elle ne bouge plus. Elle ne crie plus.
— Colombe ?
Pas de réponse.
Léonard Faucleroy caresse les belles fesses bombées. Aucune réaction.
— Mon ange. Réponds-moi, mon ange.
Silence.
Le visage du docteur se fripe. Il retombe en arrière, le front entre les mains. Il éclate en sanglots.
Incrédule, Colombe écoute cette voix d'homme brisé. Elle ose tourner la tête. Il pleure, adossé contre la paroi de la cabine, le pantalon ouvert, son sexe rabougri dépassant de la braguette.
— Je veux que tu aies envie de moi, que tu m'aimes comme Quina m'a aimé.
Colombe se redresse péniblement. Ses joues sont noires de crasse, sa bouche remplie de poussière. Elle remonte sa culotte, son caleçon.
Il pleurniche toujours, la lippe baveuse, un fil de morve au nez.
— Je veux te faire jouir comme je la faisais jouir. Tout à l'heure, tu avais envie de moi, hoquette-t-il, les yeux rougis par les larmes.
Colombe le regarde. Il est grotesque.
— Je n'ai pas envie de vous, dit-elle fermement. Je veux sortir d'ici. Vous allez me laisser m'en aller.
— Non ! Je ne te laisserai jamais partir, tu es à moi, tu vas rester avec moi pour le reste de ta vie.
— Vous êtes dingue, crie-t-elle, complètement dingue.
Le docteur tire la langue, écarquille les yeux. Son rire fuse, démoniaque.
— C'est toi qui me rends dingue, comme Quina. Elle me rendait fou, elle s'est tuée, elle s'est pendue à cause de moi. Tu m'entends, mon ange ?
Colombe s'affole, tambourine contre la porte de la cabine. De l'autre côté, une rumeur lui parvient, la voix de Stéphane, d'autres voix. Elle hurle, frappe encore plus fort. Le docteur saisit la manche de Colombe. Avec un bruit sec, la blouse se déchire, tombe à terre. Léonard Faucleroy s'agenouille, plaque son visage sur le ventre dénudé de Colombe, encercle ses hanches de ses mains puissantes. Frémissante de dégoût, elle sent les lèvres humides s'imprimer contre sa chair. De toutes ses forces, elle tire l'épaisse chevelure noire. Impossible de le déloger. Colombe lâche prise, brandit son avant-bras plâtré. Elle s'immobilise. Surpris, Léonard Faucleroy recule la tête, lève les yeux. Colombe vise l'ancienne cicatrice. Un coup rapide, vigoureux. Sous le choc, son poignet se casse à nouveau, la douleur est si vive qu'elle a un haut-le-cœur. À ses pieds, le docteur gémit, le front ensanglanté. C'est le moment. Malgré la nausée, la souffrance, Colombe parvient à atteindre le bouton « Rez-de-chaussée ».
L'ascenseur tressaute, descend. Les parois s'ouvrent sur des visages, des voix. Colombe ne voit que la porte vitrée qui donne sur la nuit. La sortie, droit devant. Elle est à moitié nue, elle a mal, tant pis, elle s'élance.
— Je t'aime, Colombe, sanglote Léonard Faucleroy, ne me laisse pas, je t'aime.
La porte, la nuit, dehors. Une main sur son bras, quelqu'un la rattrape. Non ! Elle se débat, crie, pleure. Une voix rassurante, des gestes calmes. Elle regarde, hébétée. Un flic.
— Calmez-vous, dit-il. C'est fini. On va l'emmener, tout est fini.
ÉPILOGUE
IL Y A BEAUCOUP DE MONDE dans la librairie. Assise derrière un bureau, Colombe s'applique. Ses dédicaces doivent être parfaites. Pas question de faire un gribouillis identique à chaque lecteur. Dans la devanture du magasin, un grand poster : sa photo, et ces mots : « Rencontre-dédicace avec Colombe Chamarel, auteur du best-seller Le Voleur de sommeil Samedi 28 septembre de 18 à 21 heures. »
Debout derrière Colombe, un gilet lapis-lazuli soulignant son embonpoint, Régis Lefranc surveille la scène avec satisfaction. Le roman se vend comme des petits pains. La queue de lecteurs s'étend jusqu'au trottoir. Régis n'a jamais douté de Colombe. Il attendait tout simplement que la chrysalide devienne papillon. Deux ans. Il a attendu deux ans. Et quel papillon ! Colombe est belle, avec des cheveux tout courts, une allure garçonne, moins apprêtée. Une nouvelle liberté, un divorce, la garde des enfants, le succès d'un premier roman. Heureuse, épanouie. Le regard affectueux de Régis caresse la nuque blanche de Colombe. Il a envie d'y poser la main tant il est fier de son – de leur – triomphe.
Colombe se retourne, adresse un sourire complice à son éditeur. Ce n'est pas sa première signature, mais elle ne se lasse pas de ce défilé de lecteurs intéressés, admiratifs. À force de signer, sa main lui fait mal. Son poignet cassé ne s'est pas remis de sa deuxième fracture. Malgré un nouveau plâtre, des broches, il y a eu des complications. Le poignet reste enflé. Il n'aura jamais plus sa mobilité d'avant.