Bien plus que le petit couvent de la frontière suisse, c’était vraiment le monastère des solitudes dans un silence mortuaire où nul ne parle, un vallon si désolé qu’il ne connaît que le cri des oiseaux d’eau, le clapotement des marais et le tintement grêle des cloches appelant aux offices.
Le silence en effet y était de règle. Seuls l’Abbé, le frère infirmier et celui qu’on appelait « le causeur », pour les rares relations avec le monde extérieur, pouvaient y faire entendre leurs voix... et encore, le moins possible !
— L’abbaye est, dit-on, vouée à Notre-Dame, avait murmuré Plan-Crépin. Pourquoi aucune femme ne peut-elle entrer dans l’église pour y prier ?
La marquise, qui apparemment en savait beaucoup plus qu’on n’aurait pu l’imaginer, lui avait répondu :
— Aucune femme, jamais ! Sauf la reine de France, dans des cas extrêmement rares et pas plus loin que la chapelle. Allons, Plan-Crépin ! Reprenez-vous ! Jamais je n’aurais dû vous permettre de venir en ce lieu !
— J’y serais venue tout de même ! répondit-elle, farouche.
— C’est la raison pour laquelle j’y suis aussi ! Mais... vous n’allez pas pleurer ?
— Je ne peux pas m’en empêcher. Quand je le revois, cavalier accompli sur son beau cheval moreau, et qu’à présent j’aperçois cela... là-bas !
À mi-chemin du coteau, on pouvait deviner – plus qu’apercevoir ! – la silhouette d’un moine en train de défricher. Pieds nus dans des sandales de gros cuir, il portait un froc grisâtre qui avait peut-être été blanc il y a des décennies, sur lequel tranchait à peine une tunique noire sans manches resserrée par un ceinturon. L’attention de Marie-Angéline s’attacha sur lui et, son imagination toujours galopante s’en mêlant, elle allait se jeter sur la portière pour sortir mais s’aperçut qu’Aldo et Adalbert étaient revenus. Elle se renfonça dans les coussins :
— Alors ? murmura-t-elle.
— C’est fait ! répondit Adalbert en reprenant sa place derrière le volant. Cela n’a pas été sans mal !
— Pourquoi, puisque c’était un présent à Notre-Dame ?
— Sans doute, avait répondu l’Abbé, mais un tel symbole d’orgueil et de faste ! Nous ne sommes que de pauvres moines et nous prétendons le rester ! En outre, qu’un bruit quelconque de sa présence ici se mette à courir et Dieu sait quelle concupiscence il pourrait susciter ! Enfin, mis en vente, il rapporterait une fortune qui soulagerait bien des misères... et nous n’avons besoin de rien en surplus du peu que nous possédons... si cela peut s’appeler posséder !
— Nous craignons justement le bruit que cela pourrait déclencher. De plus, celui à qui il appartient par légitime héritage...
— Il est l’un de nous, rien de plus que nous et il ne possède rien !
— Mais la moitié de vos bâtiments menace ruine.
— Nous avons des mains pour les consolider...
Cela avait été le dernier mot.
— Et pourtant il a fini par garder le diamant ?
— Oui, mais sans dire à quoi il le destinait et en me priant de ne jamais revenir à la Trappe... sinon pour y faire profession... ce qui ne risque pas d’arriver. Mais je crois que je m’en doute...
Au plus sombre de la nuit suivante, une silhouette de moine, armée d’une bêche et sans la moindre lanterne, sortait de l’église par une petite porte et s’enfonçait dans le plus profond des bois, en évitant de trop s’approcher des marais d’où montaient des vagues de brouillard comme pour épaissir encore le mystère que jouait là ce moine solitaire. À quelque distance d’une ruine qui avait été une chapelle, il creusa le sol d’un vigoureux coup de pelle après avoir tâté du pied et ouvert un trou. Ensuite, il plongea la main au fond qu’il reboucha en prenant même soin de planter dessus une touffe d’herbe où il avait inséré une racine d’épineux. Puis, son travail achevé, il reprit sa bêche, partit sans se retourner et rentra à la chapelle pour y attendre que le son fêlé d’une cloche sonne matines...
*
Pour quelqu’un qui estimait la paix nécessaire à la perfection de son art, Mary Windfield se demanda un instant si c’était une si bonne idée de mettre l’Honorable Peter et la descendante des Croisés autour de la même table. Même si ce n’était pas la première fois, il fut vite évident qu’ils auraient du mal à déborder de sympathie l’un envers l’autre. Le nez arrogant de l’une et le monocle de l’autre n’avaient vraiment pas l’air d’être faits pour s’entendre. Mais ce fut Lisa qui mit les pieds dans le plat quand, ayant compulsé la série de photos de châteaux, Plan-Crépin put contempler le portrait falsifié et s’écria :
— Je pense que cela ne fait aucun doute pour personne que cet homme est celui qui s’est fait passer pour Aldo. Et dans ce cas, je ne comprends pas pourquoi on n’a pas tiré cette épreuve à des milliers d’exemplaires afin de rétablir la vérité. À commencer par la police, même si elle nous est hostile : l’évidence c’est l’évidence !
— À moins qu’elle ne refuse de l’accepter ! coupa Lisa. Si c’est tout ce que vous avez à nous conseiller, je ne vois pas ce que nous faisons ici !
— Justement essayer d’en savoir davantage en confrontant nos expériences, fit Peter en la remerciant d’un sourire. Cette photo n’est qu’un départ et son intérêt vient de ce que Finch, mon valet, ait trouvé ce petit rouleau sous un coin de tapis. Ce que je voudrais apprendre, c’est si l’une de vous a des renseignements sur deux cinéastes américains visitant l’Angleterre à la recherche de décors...
— Bien sûr que j’en ai ! lança Plan-Crépin. Ils sont sortis tout droit de chez nous – je veux dire de l’hôtel où nous vivons, Mme de Sommières et moi, rue Alfred-de-Vigny à Paris, après avoir subi de menues transformations destinées à les rendre méconnaissables entre les mains d’une sorte de sorcier que nous avait amené notre ami Pierre Langlois, le grand patron de la Police judiciaire française.
— Et il y avait qui, sous ces transformations ? flûta-t-il.
— Aldo Morosini, mon beau cousin, le visage déformé par des tampons de caoutchouc, un maquillage de ses dents blanches et environ quinze kilos supplémentaires... Et les vêtements ad hoc, comme il se doit. Quant à l’autre, c’était Adalbert Vidal-Pellicorne, égyptologue de renom, barbu, moustachu et repeint en rouge carotte.
— Quelque chose comme ça ?
De sa poche, Peter avait sorti un calepin sur lequel il avait reproduit grosso modo, mais non sans talent, « MM. Josse Bond et Omer Walter ». Et, cette fois, Plan-Crépin ne cacha pas sa stupeur :
— C’est ça ! C’est tout à fait ça ! Vous les avez vus ?
— Nous avons passé une journée ensemble, et même...
— Et alors ? Dites vite !
— Si vous le laissiez parler, Marie-Angéline, intervint Lisa. Je suppose que cela risque d’être intéressant ?
— Plus qu’intéressant, princesse... mais je doute que cela vous fasse vraiment plaisir...
L’heure n’étant plus à la plaisanterie, Peter raconta ce qu’avaient été cette journée, cette nuit de tempête à Hever Castle, et surtout la pénible surprise du matin. Conscient de la tension montant à mesure qu’il parlait, il évitait de regarder Lisa. Sous des dehors farfelus, Sa Seigneurie cachait une sensibilité qui supportait mal le spectacle de la douleur. Il était en train de dire à une femme dont il ne pouvait s’empêcher d’admirer la beauté – même fort peu mise en valeur – que son époux avait disparu et qu’elle ne le reverrait peut-être jamais...